Mickael : Bonjour Guillaume.
Guillaume : Bonjour.
Mickael : Merci d’avoir accepté mon invitation à participer à cette émission !
Guillaume : C’est moi qui te remercie.
Mickael : Alors toi, tu es professeur d’économie et sociologue du corps. Comment tu mêles ces deux approches ?
Guillaume : Alors c’est ça, je suis professeur d’économie et sociologue du corps. Moi j’ai une double formation à la fois en économie et en sociologie, j’ai commencé par l’économie, mais très vite, je me suis intéressé à la sociologie parce que je trouvais intéressant de, on va dire ça comme ça, de réencastrer les phénomènes économiques, de les situer dans une société, dans une histoire. Et c’est pour ça que je me suis très vite intéressé à la sociologie, et le but pour moi, c’était vraiment de comprendre en quoi les interactions sociales, en quoi les institutions sociales finalement, elles nous façonnent, on les façonne aussi par nos comportements, mais le but, c’était vraiment de m’interroger sur ce cadre qui structure nos échanges au quotidien. Et le corps pour moi, ça a été un objet d’étude très important, très intéressant, comme tout un chacun… Déjà le corps, c’est cette interface qui nous relie au reste du monde, à notre environnement, donc ça, ça me… Je trouvais ça intéressant comme objet d’études. Et puis je pratique la musculation depuis l’âge de 17 ans, j’ai vécu certaines choses, j’ai vu certaines choses et je voulais vraiment donner du sens quelque part à travers mes études à ce que j’ai vécu dans ce cadre-là.
Mickael : Récemment, il y a eu un gros chamboulement dans notre quotidien, il y a eu les confinements qui ont été liés justement à la pandémie. On a vu que beaucoup de personnes à ce moment-là se sont mises soit à faire beaucoup de cuisine, soit à faire beaucoup de sport chez elles. Toi tu appelles ce genre de périodes, justement, tirer profit d’une sorte de capitalisme de la vulnérabilité. Comment ça se retrouve ?
Guillaume : Alors oui, je pense que la pandémie qu’on a pu vivre pour moi est vraiment une illustration effectivement de cette situation d’existence dans le capitalisme de la vulnérabilité. Pour moi, c’est vraiment une forme de capitalisme qui débute dans les années 80 avec tout d’abord une progression de ce qu’on appelle l’idéologie néolibérale, c’est-à-dire pour faire simple, mais cette idée que l’entrepreneuriat doit être valorisé, cette idée que c’est le marché qui doit désormais gouverner nos relations économiques et même nos relations politiques, d’une certaine manière. Et dans ce contexte, l’individu est beaucoup plus renvoyé à lui-même, c’est à lui de se construire, c’est à lui de se responsabiliser, voilà, responsabilité ça devient vraiment un terme qui est très important. Et l’autre versant du capitalisme des vulnérabilités, c’est de produire de façon endogène des crises systémiques. Alors, on peut trouver plusieurs types de causes, mais pour un économiste, quand on regarde bien les indicateurs, et ben on voit que ce système-là, par l’exploitation des ressources premières, via l’exploitation de certains pays, on a été amenés à être mis en contact avec des espèces animales, avec certains virus, etc., pour des raisons économiques, de production économique, et la pandémie dans un contexte globalisé l’illustre bien, cette circulation du virus qui met en danger finalement toute la planète. Bon. Pour faire le lien avec mon premier point, c’est vrai que si chaque individu doit se responsabiliser, si chaque individu est un peu plus seul pour faire face à ses vulnérabilités, et bien il va s’intéresser un peu plus à son corps, à cette ressource dont il dispose et vis-à-vis de laquelle il a l’impression d’avoir un certain pouvoir, de se transformer, de se protéger, de faire quelque chose. Et donc la pandémie pour moi elle illustre bien cette nouvelle forme de vécu, cette nouvelle forme de société dans laquelle vivent les individus. C’est à eux de s’entreprendre, c’est à eux de trouver une solution à certaines vulnérabilités, ici des questions de santé, et donc face au confinement, face à cette situation où on se sentait un peu plus fragiles, face au temps qui passait où on avait besoin de recréer, je dirais du matériel, parce que voilà, les journées étaient assez longues ! Et bien, on a vu se diffuser tout un ensemble de nouvelles pratiques, on va dire d’engouement autour du corps et du corps chez soi, finalement, où les individus suivaient des cours en ligne, suivaient des programmes de coaching sur Internet, achetaient des poids, faisaient de la musculation, faisaient des hits comme on dit. Et ça, je pense que c’est la face visible d’une tendance qui est petit à petit apparue à partir des années 80.
Mickael : Selon toi qu’est-ce qui explique justement que les années 80 ont été propices à la diffusion de ce genre de pratiques et de philosophie ?
Guillaume : Alors je pense qu’il y a plein de… plein d’éléments. Si on regarde déjà du côté des médias, dans les années 80 c’est l’ère des films à succès mondiaux, comme Terminator, Rocky, etc. on voit que en tout cas pour toute une catégorie de population c’est-à-dire les jeunes hommes de l’époque, dont j’ai fait partie, c’était une forme de modèle de masculinité qui était largement diffusé, qu’on retrouvait d’ailleurs dans les mangas et certains dessins animés, qui renvoyaient à l’image d’un pouvoir qu’on pouvait avoir sur le corps. En gros, si vous avez ce pouvoir sur le corps je pense que vous avez la capacité d’être plus fort, de dominer les autres hommes et dans une logique hétérosexuelle d’attirer les femmes. Donc ça, ça a beaucoup marqué, je pense, les années 80 et 90, et puis les réseaux sociaux depuis une dizaine d’années, avec leur multiplication et leur diffusion ont je dirais démultiplié le processus, parce qu’avec les réseaux sociaux, pour moi il y a plusieurs choses à l’œuvre, il y a déjà la possibilité que certains pensent vraiment réelle et massive d’être un entrepreneur du corps, ce serait simple, ce serait facile de poster quelque chose sur Internet et de connaitre un succès, d’avoir de la mobilité sociale, je pense que chez les jeunes générations c’est quand même devenu quelque chose de très attractif par rapport à tout ça. Et puis sur le plan de la consommation du corps si je peux la qualifier ainsi ça donne un peu l’idée que finalement on est confrontés à des milliers d’images au quotidien, la logique parait infinie, on veut toujours de nouvelles choses, on veut aussi ce que les autres possèdent, donc ça donne un effet miroir qui nous incite à en vouloir plus et à vouloir le corps des autres. Donc ça a mondialisé un petit peu le processus de rapport au corps autour du muscle. Deuxièmement, je pense qu’il y a eu un effet aussi, on parlait tout à l’heure de vulnérabilité, de santé, des années SIDA dans les années 80/90, qui ont accentué l’idée de se dire dans une pandémie où on a du mal à savoir qui est qui, le fait d’afficher un certain corps sain peut laisser croire à une apparence de santé et peut rassurer d’une certaine manière. Et ça, ça a aussi je dirais incité de plus en plus, en particulier chez les milieux gays au départ aux États-Unis, après dans le reste du monde, à valoriser ce capital corporel. Et puis si j’avais un dernier point à donner c’est l’évolution elle-même du système économique. On est dans des sociétés où on fonctionne beaucoup par les interactions sociales, l’apparence va jouer un certain rôle positif parce qu’on envoie un signal à son employeur en termes de productivité, en termes de capacité d’adaptation, etc., et ça, les soins du corps, musculation, mais aussi crossfit qui associe cardio, muscu, etc., donne un peu cette image de flexibilité, c’est pas un hasard si on voit par exemple que chez les cadres le crossfit est très fortement pratiqué. Donc on a cette association entre muscle apparent, corps plutôt fit comme on dit, et signal positif de productivité, qui valorise certaines catégories d’individus, et on voit aujourd’hui on traite beaucoup moins favorablement l’obésité, qui est certes une pathologie médicale, mais qui a aussi sa dimension sociale, parce que les personnes jugées obèses sont qualifiées de non productives, de potentiellement malades, etc., etc., et doivent être finalement reléguées d’une certaine manière.
Mickael : Tu parlais des personnes masculines, est-ce que c’est quelque chose qui concerne aussi finalement la gent féminine ?
Guillaume : Oui, c’est… pour moi, c’est vraiment un phénomène de masse, alors qu’on a vraiment vu apparaitre depuis dix quinze ans avec cet engouement pour les salles de sport. Chez les femmes, on a toujours ce souci, ça fait partie de la socialisation dès la plus jeune enfance, de ce souci esthétique, ce rapport à l’esthétique parce qu’il correspond à cette capacité d’être attractive, de donner la vie, etc. On voit que sociologiquement, la catégorie sociale des femmes s’est construite autour de ce cet, on pourrait même dire de ce poids d’une certaine manière, qui n’est pas toujours à gérer et qui a évolué au fil du temps. Donc l’esthétique fait partie de cette socialisation féminine. Mais de plus en plus on voit s’ouvrir les nouvelles perspectives autour des pratiques du corps dans une logique très diverse. Une logique parfois transgressive, le corps, c’est justement la capacité d’une femme de pouvoir changer de vie, de pouvoir changer de sexe, ça peut être aussi une possibilité, le corps c’est aussi une façon de travailler l’objet en lui-même et d’avoir un sentiment d’existence, d’ancrage à la réalité telle qu’elle est, moi j’ai interviewé des femmes bodybuilder qui me disaient je me sens ni homme, ni femme, je me sens quelqu’un qui travaille son corps, qui a un objet à sa disposition et qui a envie de le transformer comme je le souhaite. Donc je suis pas dans ces catégorisations-là, je suis vraiment la sportive, l’athlète qui va travailler ce corps-là. Et puis pour revenir à ce concept des vulnérabilités, je pense qu’aujourd’hui les vulnérabilités sont aussi marquées par ce sentiment que peuvent avoir beaucoup d’individus, on le voit dans les médias, dans les statistiques hein autour de l’insécurité, de certaines formes de violences faites aux femmes. Donc ces sports du corps, incluant certains sports de combat, font partie de cette nouvelle mouvance de pratiques qui permettent aux femmes de leur donner le sentiment de pouvoir reprendre un certain contrôle, un empowerement comme on dit, et de concrétiser cette capacité du corps à pouvoir lutter, potentiellement. Et ça, je pense que ça donne finalement une explication à cette massification des pratiques qui concerne aussi les femmes. Alors oui bien sûr, il existe toujours des salles un peu plus féminines, des parties du corps plus travaillées par les femmes que les hommes, et vice versa, mais on a aujourd’hui une plus grande mixité qui s’opère dans ce genre de lieux.
Mickael : Est-ce que justement tu as des éléments sur un peu la sociologie des clubs de fitness ?
Guillaume : Il y a aujourd’hui une telle diversité de l’offre que la sociologie va être plurielle, parce que… Dans les années 80/90, c’était parfois caricatural, mais il y avait une part de vrai, on disait que c’était essentiellement des hommes issus du milieu ouvrier qui venaient dans les salles, qui en France n’étaient pas forcément vues positivement, bon. Les choses ont changé avec la massification de la pratique et de l’offre. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, on va retrouver des salles plutôt premium, avec des abonnements assez chers, avec des services assez diversifiés, où on va retrouver des personnes de catégorie supérieure, des personnes avec un revenu assez élevé et vivant dans un milieu plutôt urbain, y’a un développement aussi des salles low cost, des salles ouvertes 24 h sur 24 qui permettent une première entrée dans la pratique, et là s’opère une ouverture beaucoup plus large au public. Si on quitte maintenant la nature des salles et qu’on regarde les pratiques, on voit que des activités comme le crossfit, qui sont très très à la mode, sont aussi beaucoup plus plébiscitées par des cadres que par des ouvriers, il y a un facteur revenu qui est essentiel parce que je pense que pour un abonnement de crossfit annuel vous en avez au moins pour 600/700 €, facilement, mais il y a un facteur je dirais aussi social parce que vous allez avoir dans les activités du crossfit des éléments qui reproduisent d’une certaine manière ce que font ces personnes dans le cadre de leur emploi. Concrètement la division du travail en équipe, dans le fait d’avoir des leaders qui poussent le reste l’équipe, une certaine de solidarité qui s’exprime à travers la capacité des personnes à passer d’une pratique à l’autre, muscu ou cardio, et ça je pense que ce dont des activités qui sociologiquement correspondent plus à la sociologie des cadres qu’à la sociologie des ouvriers. Le rapport au poids brut, le rapport à parfois aussi cette confrontation physique qu’on va retrouver dans certains sports de combat, c’est aussi Pierre Bourdieu qui l’avait montré, est beaucoup plus dans la socialisation populaire. Et on a aujourd’hui cette diversité des possibilités, avec des mixités qui s’opèrent, on n’a pas une salle typiquement ouvrière et une salle typiquement bourgeoise, il y a beaucoup trop de facteurs qui entrent en ligne de compte, mais on peut retrouver en tout cas ces différentes explications qui séparent un petit peu les pratiquants et les pratiquantes dans les salles, oui.
Mickael : Tu parlais des réseaux sociaux, des interactions sociales, un peu de l’entrepreneuriat du corps. Ce qu’on voit de plus en plus sur les réseaux sociaux c’est des personnes qui créent des comptes, par exemple sur Instagram, qui vont relayer toute la journée des astuces pour perdre du poids, pour gagner du muscle, pour… des choses qui sont souvent totalement erronées du point de vue scientifique, médical et autre. Comment est-ce que tu expliques aussi cet engouement pour ce genre de contenus alors que la plupart du temps on sait que c’est des personnes qui ne sont pas professionnelles, qui potentiellement disent n’importe quoi, mais finalement on a quand même envie de les consommer ?
Guillaume : Il y a deux explications possibles à partir de ce que je pense. La première c’est que le capitalisme des vulnérabilités, parce qu’il renvoie l’individu à lui-même, l’individu doit chercher de l’information. Et le support technologique du capitalisme des vulnérabilités, on le voit avec les grandes entreprises qui sont derrière, est là pour fournir de l’information, est là pour chercher à diffuser le maximum de données possible pour rassurer l’individu et le faire consommer. Donc l’individu qui est à la recherche de production de son projet corporel va se dire qui a la bonne information, quel influenceur peut me permettre finalement de concrétiser le plus rapidement possible mes progrès ? Et c’est là qu’on voit le deuxième point, l’influence sociale du groupe, le sociologue Gabriel Tarde le mettait déjà en avant : il y a des phénomènes de foule. Plus vous allez liker finalement un support, un contenu, plus vous allez inciter des gens à le regarder. Et le problème, c’est ce que tu disais, c’est parfois cette forme je dirais de validation sociale qui devient plus importante dans la décision finale que l’avis des experts, des médecins, des spécialistes qui vont être parfois inconsidérés parce que je comprends rien à ce qu’il dit, ah, il y a une spécialiste qui parle de ça, elle y connait rien, elle a jamais fait ça dans sa vie, etc., lui au contraire il me comprend, je recherche la même chose que lui ou qu’elle. Donc il y a un peu cette dictature du grand nombre qui parfois oriente très mal les individus parce qu’ils sont tellement obsédés par la réussite de leur projet, ils sont tellement obsédés par la recherche de la meilleure information possible, sans toujours avoir les capacités de la traiter, que ça peut amener à des dérives effectivement.
Mickael : Sur les réseaux sociaux et sur d’autres médias, on voit aussi que ça permet à certaines personnes de se rassembler en communauté, qu’il peut y avoir effectivement, tu disais, des vulnérabilités au départ, qu’il peut y avoir de la solitude, de la tristesse ou autre, et un besoin de soutien, de solidarité. Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus là-dessus, sur ce que Durkheim appelle solidarité mécanique ?
Guillaume : Oui, tout à fait, tu as tout à fait raison. En fait, je l’ai dit tout à l’heure, le processus de création de son corps, le projet de production économique du corps est quelque chose de finalement assez solitaire, et on a un besoin de recherche d’information, mais on a aussi un besoin de régulation sociale pour savoir est-ce qu’on va dans la bonne direction, est-ce qu’on va pas dans la bonne direction ? Les personnes qui sont sujettes à des… des habitudes de dopage, par exemple, le savent bien, il faut chercher à trouver dans la communauté des individus qui nous ressemblent, des individus qui partagent les mêmes idées que nous, et ça, c’est effectivement ce que Durkheim appelle la solidarité mécanique, un lien social qui se fait par la ressemblance. Et là, les communautés sur Internet ou sur les réseaux permettent d’espérer offrir ça parce qu’on va avoir un retour d’expérience, on va avoir un partage d’informations, on va avoir un partage je dirais de vécu et d’expérience, ce qui plait aux individus et leur permet de chercher à prendre la meilleure des décisions possibles. Donc effectivement c’était déjà un point que Durkheim soulignait à son époque, à la fois on est dans des sociétés qui se différencient de plus en plus, il appelle ça la solidarité organique, comme un corps humain finalement où chaque organe est spécialisé dans une fonction, mais est solidaire des autres, et bien plus ces fonctions et ces organes se spécialisent plus il y a parfois un besoin chez ces individus de trouver des repères communs et de recréer ces formes de solidarité mécaniques, quasi tribales, quasi… fondées sur la similitude et la ressemblance, pour créer une certaine force de groupe, une certaine conscience collective comme il l’appelait, je pense que ça perdure aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux, en particulier autour des pratiques d’entretien du corps.
Mickael : Donc il y a aussi une composante très identitaire finalement là-dedans, qui se fait aussi par le biais du corps, est-ce que tu as des éléments à apporter justement là-dessus, sur ce côté très identitaire ?
Guillaume : Oui, c’est vrai que tu as raison, le corps est vraiment perçu comme cette façon d’afficher quelque chose, cette façon de se créer une identité, parce qu’on envoie un signal visible de quelque chose, une appartenance, je parlais tout à l’heure de logique quasi tribale, je pense que c’est un petit peu le cas. Il faut chercher à le faire savoir, et qui dit identité finalement va dire je me lie à un groupe, mais je me différencie d’un autre groupe, donc ce sont des problématiques très importantes pour beaucoup dans des logiques de construction identitaire par rapport au genre, de construction identitaire aussi de classe sociale, parce que les pratiques autour du corps ne sont pas forcément les mêmes, au-delà du sport il peut y avoir des pratiques de tatouages, on le voit bien, bref, c’est vraiment un vecteur d’identité parce que finalement le corps ça va être perçu comme un marqueur qu’on va pouvoir faire évoluer, une ressource un peu malléable qui nous relie à d’autres à travers ce projet de développement corporel qu’on va avoir.
Mickael : Ça rejoint pas mal aussi le concept du développement personnel, qui finalement émerge depuis quelques années de manière presque exponentielle, je ne sais pas si tu connais Eva Illouz qui a écrit Happycratie, justement, ce problème de la dictature du bien être, cette injonction à aller bien, en gros, sans savoir ce que ça veut dire. Il y a quand même un lien entre plein de disciplines qui consistent en fait à cette production de soi, cette fabrique de soi, ce développement de soi, qui pénètre aussi d’autres domaines.
Guillaume : Oui je suis tout à fait d’accord, parce que dans le cas des travaux d’Eva Illouz on voit bien qu’il y a quelque chose qui se passe au niveau des émotions de l’individu, des émotions, parce que si l’individu est davantage renvoyé à lui-même, forcément il va connaitre, il va expériencer si je peux appeler ça comme ça, le monde par ses actions, et il va les ressentir jusqu’au plus profond de lui-même, et si c’est à lui de trouver des solutions à ses problèmes de vie parce qu’il est censé être responsable, et bien, il va falloir chercher à canaliser ces émotions, il va falloir chercher à mieux les connaitre et à en faire quelque chose. Et c’est là que je trouve que, tu parlais d’une collaboration entre les disciplines, c’est très important d’avoir cette pluralité de vision parce que sur le plan économique, maitriser ses émotions, savoir les contrôler, savoir les utiliser à bon escient, ce sont des compétences qui sont de plus en plus demandées par les entreprises parce qu’on est dans une société d’interaction, on est dans une société où il s’agit de se contrôler, de se mettre en scène, de faire en sorte de connecter les différents types de groupes, d’individus, de société, et là, l’émotion doit être mise au service de cette qualité-là. Tout à l’heure on parlait du rôle des médias et des réseaux sociaux aujourd’hui dans le capitalisme des vulnérabilités, et bien ces grands groupes qui sont derrière la diffusion de l’information, on pourrait même dire le contrôle de l’information, ont élargi les marchés de façon très implicite. Parce que quand on fait des recherches sur Internet, sur notre téléphone, on voit qu’on est assez tracés finalement, assez soumis à ça, et ces informations-là sont très reliées à nos émotions, d’une certaine manière. Donc il y a toute une nouvelle forme d’économie qui s’est aussi instituée autour des émotions, et les travaux d’Eva Illouz sont à ce titre éclairants.
Mickael : Là on parlait de médias. En France on a la particularité d’avoir un service public de l’information, France 2, France 3, France Télévision de manière générale, et ce qui me choque assez souvent quand il m’arrive d’être chez quelqu’un qui a la télé allumée à une heure quelconque, c’est qu’entre des émissions de santé, documentaires, etc., on a des spots publicitaires pour des boîtes qui vendent des régimes totalement dangereux la plupart du temps. Qu’est-ce qui explique aussi que ça imprègne, finalement, y compris le service public ?
Guillaume : La tendance, il y a un marché derrière comme je viens de le dire, donc on sait très bien que le consommateur qui va regarder ces émissions-là à un moment clé parce qu’il est lui-même à la recherche de ce type d’informations, a le cerveau qui est beaucoup plus apte à, comment dire, trouver des informations qui vont dans le sens de ce qu’il aimerait avoir, et de fait c’est le meilleur moment de positionner certaines publicités parce qu’on sait qu’il y aura un impact derrière sur le type de consommation qui est recherché. On le voit avec d’autres exemples pour le Super Ball aux États-Unis. Mais je pense que là-dessus c’est vraiment une stratégie marketing qui repose sur un fonctionnement neurologique du cerveau qui va inciter vraiment à s’orienter vers certains produits plutôt que d’autres, et à créer ces certains… Je dirais même pas besoins, certains désirs ! Et c’est là qu’on retrouve ce dont je parlais tout à l’heure parce qu’il s’agit plus aujourd’hui dans le capitalisme des vulnérabilités de répondre à des besoins. Je pense que finalement, ils sont assez basiques nos besoins humains, nos besoins fondamentaux, mais il s’agit de créer et de répondre à des désirs qui pour le coup sont illimités. SI vous faites croire à un individu qu’il peut avoir envie de ce fameux régime parce que non seulement il en a besoin, mais parce que d’autres aussi l’ont fait et ça marche, vous démultipliez les désirs et vous créez aussi un sentiment de frustration par rapport à la consommation qu’il va falloir combler. Donc le message publicitaire est vraiment ciblé autour de ça, là-dessus tu as raison, notamment dans le cadre du service public, en tout cas de feindre que c’est pas très important ou que c’est un petit peu tombé au hasard, ce genre de publicités. C’est beaucoup de dérives potentielles.
Mickael : On parle de la situation actuelle ou depuis quelques décennies. mais ce rapport au corps il a quelle histoire, justement, dans l’histoire récente ?
Guillaume : Oui, on retrouve ces formes de rapport au corps dans différentes parties de l’histoire, c’est déjà le cas chez les Grecs, chez les Romains où on voit que l’esthétique est importante. On voit que le muscle est vraiment mis en avant, les statues le démontrent bien. Plus tard, à la Renaissance, le rapport à l’esthétique aussi peut être rappelé, c’est plutôt les femmes à travers leurs visages qui sont symboles de beauté, les corps restent un peu plus cachés parce qu’on n’est pas dans cette idée de se dénuder, mais on a quand même un rapport au corps qui se distingue et met en avant aussi l’esthétique. Mais pour moi il y a quand même une rupture à partir du début, milieu du 19e siècle avec l’apparition des sports modernes. Les sports modernes vont consacrer l’idée que le corps est tout puissant, que la science participe à cette toute-puissance du corps, et qu’on peut toujours aller plus loin. On peut toujours avoir un record, on peut toujours augmenter la taille du muscle, on peut toujours faire mieux, etc. Et pour moi c’est vraiment une caractéristique nouvelle par rapport à l’époque des Grecs et des Romains, c’est cette capacité à croire les pouvoirs du corps comme infinis. Et finalement le capitalisme, petit à petit, va jusqu’à nos jours accentuer cette tendance-là en associant de plus en plus le muscle à la performance, le muscle au beau, la maitrise de certains muscles comme étant garantie comme source d’identité pour les individus, donc voilà, il y a un rapport à la fois lointain à l’histoire avec un continuum, mais quand même une rupture qui s’opère à partir du milieu du 19e siècle, où là on entre dans une nouvelle ère, je dirais de toute-puissance du muscle et du corps.
Mickael : Qu’est-ce qui a fait que tu as développé cet intérêt, justement, pour le corps ?
Guillaume : Alors bah c’est mon histoire particulière en fait ! Je parlais tout à l’heure de cette importance de la socialisation masculine, moi je suis né en 1979, dans les années quatre-vingt c’étaient les mangas, c’étaient les films de Schwarzenegger, c’étaient les films de Stalone et Van Dame, et j’ai très vite été marqué dans ma socialisation masculine dans cette croyance que pour exister, pour avoir une identité, le corps en tant que corps musclé allait offrir des pouvoirs quasi illimités, mais en tout cas qui donnaient accès à une reconnaissance, à une valorisation, etc. Donc je dirais que très très tôt j’ai été marqué par cette identité autour du corps. Et puis j’ai malheureusement contracté une maladie quand j’avais seize ans, qui était la tuberculose, et qui m’a vraiment affaibli et qui m’a renvoyé vraiment dans le, je dirais dans les cordes par rapport à mon corps, parce que j’étais vraiment très maigre, j’étais très affaibli, et j’ai cherché des moyens de m’en sortir ! De lutter contre les fameuses vulnérabilités dont je parlais tout à l’heure. Et j’ai vu dans le corps, sans doute dans le lien avec ma socialisation, le moyen, le seul moyen à disposition pour faire quelque chose. Et c’est particulier parce que c’est un petit peu ce qui est dit dans certains de mes travaux, en faisant le parallèle avec les supers héros, c’était… sans dire que je suis un super héros ! Mais c’était pour dire que affecté dans le corps, avec une fragilité qui est marquée et qui restera, parce que le bacille de Koch il est toujours en moi, alors il est inactif, mais il restera jusqu’à ma mort, affecté dans le corps par ce virus-là j’ai recherché une revanche par le corps, et donc en voyant les muscles comme une façon de me reconstruire, de me créer une armure, que je n’avais pas ou que j’avais perdue, je ne sais pas bien, d’avoir vraiment cette volonté de retrouver de la force, de retrouver du pouvoir. Et puis les super héros ont aussi cette caractéristique de, d’avoir une double identité. C’est à dure que j’avais créé une revanche par le corps, et peut-être que je n’étais pas assez confiant en moi pour le faire savoir ou pour dire qui j’étais vraiment, et j’essayais de laisser parler mon corps en pensant que ce corps-là allait envoyer un message, en gros, je n’ose pas vous dire que, et mon corps musclé va permettre de dire que. Je pense que c’est ce qui m’a marqué et qui m’a fait vraiment entrer dans la pratique la musculation, de façon intensive, de façon régulière. En fait la tuberculose c’est l’aboutissement d’un processus, je crois que ce processus il a commencé bien avant, il a commencé par le fait que vers quinze ans, si je me rappelle bien, on va dire, j’ai cherché à maigrir. J’ai cherché à maigrir pour, au départ sans doute, peut être un défi avec un copain, ou croire que encore une fois en étant peut-être plus mince on allait plus voir mes muscles, mes abdos, que ça allait plaire, que j’aurais une meilleure reconnaissance, bref, mais je suis rentré dans un processus où petit à petit je maitrisais plus les choses. Et je les maitrisais d’autant moins que, c’est ça qui est un peu pervers dans cette logique-là, j’étais obsédé par cette question du travail, qui là aussi accompagne le monde dont on parlait tout à l’heure, hein, la sacralité du travail ; avec l’idée d’avoir une production visible, donc la production visible c’était le fait de perdre encore du poids, montrer que j’avais bien travaillé, avec cette sensation de ne pas manger, et de me dire bah finalement quand je vais manger ce sera une forme de récompense, la fameuse valorisation du travail, tout ça je l’avais en moi, et sans qu’on ait à l’époque mis des mots dessus, sans que j’ai été diagnostiqué, je crois que je me suis vraiment inscrit dans un processus anorexique sans en avoir réellement conscience, et petit à petit ça m’a détruit. Et le corps de ce point de vue là m’a totalement échappé. On croit dans l’anorexie qu’on a une maitrise du corps, qu’on peut toujours agir sur le corps, qu’on est tout puissant, qu’on a le contrôle, et on se rend compte petit à petit in fine qu’en fait c’est pas vrai, qu’on l’a plus, le processus est plus fort que soi ! Moi quelque part la chance que j’ai eue c’est d’avoir été si je peux appeler ça comme ça réveillé par la tuberculose qui m’a fait comprendre qu’il fallait arrêter le processus, j’ai cherché à changer petit à petit, ça peut parfois être très très difficile pour des individus d’en prendre conscience et de chercher à changer, parce que c’est une maladie. Et moi avec le recul j’ai l’impression, pour revenir à Durkheim dont tu parlais tout à l’heure, que je me suis isolé socialement. C’est en m’isolant socialement que j’ai perdu le fil de la connexion aux autres et que j’ai cru que pour reconstituer ce fil-là il fallait que je leur envoie un message à travers mon corps, en se disant que le corps le plus maigre possible serait un signal favorable, et en fait j’allais droit dans le mur ! Donc c’est vraiment des processus pas évidents à vivre, et qu’on vit vraiment jusqu’au fond de soi-même dans son corps ! D’autant plus avec la tuberculose, j’ai eu la tuberculose, j’ai eu le Covid, si je fais une comparaison, j’ai jamais été aussi fatigué qu’avec la tuberculose, parce que ce sont vraiment des maladies qui détruisent le système immunitaire, et… Voilà, je pense que peut être ça s’est joué à rien en fait !
Mickael : Comment tu l’as vécu intérieurement d’un point de vue psychologique, émotionnel, de te dire là maintenant, ce challenge de perdre le plus de poids possible, il est fini et il faut que ça change ?
Guillaume : Très durement, je l’ai vécu très très durement parce que je m’étais peut-être fait des films dans ma tête, mais pour moi déjà la nature de la pathologie identifiée renvoyait à une maladie qui était disparue, qui était réellement oubliée, et que, tel un stigmate que j’allais porter sur moi très visible, les autres allaient encore plus me mettre de côté. Et je l’ai vraiment, vraiment très très mal vécu, je me rappelle de me cacher dans les toilettes du lycée pour prendre mes médicaments, sans le dire aux autres, avec un yaourt dans le sac et trouver une excuse pour prendre ces médicaments-là, donc je l’ai vraiment très mal vécu, le fait aussi d’avoir le sentiment d’être seul et de pas savoir vers quoi aller pour changer les choses, parce qu’on n’avait pas mis de diagnostic, on n’arrivait pas forcément à m’aider, en tout cas j’avais pas les réponses associées ! Je rappelais l’anecdote de mon pneumologue, quand il a finalement diagnostiqué ce qui n’allait pas il a dit voilà, aujourd’hui en France la tuberculose c’est soit les personnes pauvres qui l’ont, je viens plutôt d’une catégorie de classe moyenne donc c’était pas mon cas, soit les personnes dépressives. Et finalement, personne n’a rien fait avec cette phrase. Et c’est ça qui est dommage, parce que finalement je me dis que je n’ai pas eu d’autre choix que de me reconstruire par moi-même, avec un processus un petit peu paradoxal, de me dire, parce que c’est le lien avec les super héros que je faisais, en m’infligeant le travail du corps au moment de l’anorexie, qui était très très dur, pour maigrir, la seule façon de m’en sortir j’ai fait exactement la même chose, mais pour grossir, parce que la logique de la musculation veut que si tu veux des résultats il faut que tu rationalises ta vie au quotidien, que tu planifies, que tu manges ci, que tu manges pas ça, et c’est très dur aussi. Et donc je me suis aussi quelque part enfermé dans ce projet qui a mis du temps avant de s’ouvrir. Et l’idée de sortir d’une forme de dépression associée à l’anorexie que j’ai pu avoir, je pense que j’ai vraiment mis des années et des années avant de quitter ce monde-là, en fait.
Mickael : Ce que tu dis c’est que quand tu es sorti de ce mécanisme, ce cercle vicieux de la maigreur, de l’anorexie, tu es rentré dans un autre cercle vicieux qui était aussi de travail du corps, mais dans un extrême inverse. Est-ce que tu l’as ressenti, maintenant a posteriori, est-ce que tu le ressens de la même manière ou est-ce que c’était un peu différent ?
Guillaume : Au fond je pense que c’est pareil. Au fond, je pense que c’est pareil, et… C’est d’autant plus potentiellement, je dis bien potentiellement, alarmant parce que des deux côtés, il peut y avoir des dérives, on peut tous avoir à un moment donné des pertes de poids, se dire, tiens, on parle de summer body, je prends l’influence des réseaux, etc., pourquoi pas ! Mais en fait quand les variations de poids sont trop importantes trop rapidement, quand le projet parait unique dans la vie d’un individu, je pense qu’il faut s’inquiéter. Et c’est le message que j’enverrais finalement à celles et ceux qui nous écoutent, quand on a le sentiment qu’on a que ça dans sa vie, d’un côté comme de l’autre, je pense qu’il y a danger, on n’est plus dans le risque, en fait. Et moi au départ j’avais tellement l’envie de réussir encore une fois ce projet corporel dans l’autre sens que peut être j’aurais été capable de dériver vers de nouveaux dangers, c’est à dire tellement cet engouement, cette envie de croire, que je réussis, que je vais plaire aux autres, dans un certain projet… Pourquoi pas du dopage ! Je pense que… je n’ai jamais pris de produits interdits, mais en tout cas dès le départ, quand je me suis inscrit à la muscu, j’y allais six à sept fois par semaine, avec des entrainements de deux heures, trois heures, donc j’étais dans le surentrainement ! Parce que je voulais tellement réussir ! Et ça ce sont vraiment des choses qu’on retrouve à grande échelle aujourd’hui, parce que les jeunes en particulier mettent tellement d’attentes autour de leur corps et leur corps prend énormément de temps à changer, c’est dur d’avoir le physique, on va dire à la Schwarzenegger, ça prend des années, si tant est que les personnes y arrivent ! Bref, on est tellement assommés d’un autre côté par toute cette publicité autour de la consommation du corps, qui renvoie au fameux désir dont je parlais tout à l’heure, que quand il y a dissonance entre la production du corps et la consommation du corps, c’est là où le danger peut survenir, parce qu’on veut raccourcir le processus, on veut prendre des produits, on veut se surentrainer, ou s’isoler des autres, on n’écoute plus ses parents, on n’écoute plus les médecins, on croit qu’on a la vérité et c’est là que ça devient dangereux ! Donc oui, ta question est très bonne, parce qu’au fond je pense que le processus est le même. Alors je l’ai peut-être vécu plus favorablement parce que j’ai eu le sentiment, encore une fois peut être avec la socialisation masculine et les attentes dans notre société que j’avais, en tout cas du côté des hommes et de leur solidarité je dirais homosociale, un regard plus positif autour de mon corps. Ah, tu fais de la muscu, t’es costaud, c’est bien, tu t’entraines combien de fois par semaine ? Ah ouais, j’aimerais bien avoir ci, ou ça. Et donc ces formes de reconnaissance là m’ont beaucoup plus aidé, parce que quand j’étais maigre, je m’en rendais pas compte, mais j’avais peut-être plus de désapprobation, ou en tout cas des regards qui étaient assez choqués, ou en tout cas qui étaient indifférents, au mieux. Et ça, aujourd’hui on voit en tout ce qui confirme tout ce qu’on a dit jusqu’à présent, en tout cas cette valorisation peut être très asymétrique pour les individus qui grossissent en muscle, plutôt que ceux qui maigrissent trop, parce que du côté des hommes on est toujours en attente que… C’est normal qu’un garçon soit costaud, c’est normal qu’il aille à la salle, autant qu’il fasse ça qu’il aille fumer ou qu’il aille boire, oui c’est sûr, mais encore une fois dans d’autres formes de pratique il faut savoir quand même limiter, et dans quel cadre s’opèrent ces pratiques-là, est-ce qu’il n’y a que ça dans la vie d’un individu ou pas ?
Mickael : Aujourd’hui c’est vrai que sur les réseaux sociaux on parle chez les hommes de plus en plus du bigorexie, de manière mixte aussi d’orthorexie, cette obsession à manger sain, si tant est que ça veuille dire quelque chose. Toi, tu as dit assez récemment que tu préférais t’en tenir à une pratique modérée de la musculation parce que tu aimes bien l’idée de plaire, mais pas au point d’en mourir. Est-ce que tu peux développer un peu là-dessus ?
Guillaume : Oui, c’est peu tête le privilège de l’âge, du vieillissement et de l’expérience ! Au sens où en faisant de la musculation, en faisant aussi mes études autour de la musculation, on arrive à comprendre que bah le corps a des limites et qu’il faut l’accepter, on arrive à comprendre que l’idée de trouver un certain équilibre à la fois dans la pratique et de la pratique avec d’autres sphères, il est quand même important, et c’est ça à mon avis la clé, alors qui est pas facile ! Avec cette phrase on dirait que c’est simple, que j’ai trouvé la clé comme ça, non, ça prend du temps, on s’interroge beaucoup, on est face à un miroir pour se dire ce que je fais c’est bien, ce que je fais c’est pas bien, parce que derrière tout ça, je pense qu’on est toujours dans des sociétés qui fonctionnent beaucoup à travers l’idée de la morale. Je parlais tout à l’heure de responsabilisation de l’individu, on est parfois très à cheval entre la responsabilité et la culpabilité, est-ce que ça c’est bien, c’est pas bien, etc. Donc moi j’essaie de le faire, et je pense qu’à travers mon cas personnel et dans les études que j’ai pu mener auprès de certains pratiquants de salle, il y a quand même un facteur positif, c’est de trouver des formes d’intégration sociale qui permettent de réguler la pratique. C’est-à-dire qu’on ne va pas tout miser son identité sur une seule dimension. Et le facteur, en tout cas moi dans mes travaux, qui m’a paru le plus déterminant qui était en tout cas plus important que d’autres, c’est la famille. La famille est vraiment, encore une fois Durkheim, le facteur qui protège le plus, parce qu’on ne vit pas que pour soi, on vit pour quelqu’un d’autre ou quelques-uns au pluriel, donc c’est vraiment quelque chose qui permet de limiter les ambitions, de borner les désirs, de prévenir le mal de l’infini durkheimien, parce que quand on a trop de désirs et qu’on n’arrive pas à les combler, on est frustré, on a envie d’aller plus loin et on n’a plus de limites ! Et la famille offre ce cadre régulateur essentiel. À mon avis ! Il y a bien sûr les amis, il y a le cadre professionnel, il y a les études bien sûr, mais la famille reste le facteur clé de ce processus-là. Et ça aussi à mon avis ça interpelle sur la logique à l’œuvre, peut-être je dirais de cet engouement massif autour des salles. Je le redis, moi j’en fais, donc je sais de quoi je parle ! On voit un processus très individualisé quand même. On voit un processus marqué par la logique de marché, je vais dans la salle, je badge, je fais face à mon outil d’usinage, je repars et j’ai ma vie à côté. Et ça montre bien pour moi dans ce capitalisme des vulnérabilités la progression du marché avec tout ce qu’elle implique. Les salles remplacent les structures associatives qui, il y a trente, quarante ans, peut être un peu moins, allez, vingt ! Permettaient de pratiquer dans les salles municipales, dans certains gymnases, dans plein de petites structures comme ça où la logique était différente. Et face à cette individualisation de la pratique, eh bien, on peut vite tomber dans un processus d’exclusion, parce que si on n’a pas l’argent pour le faire, on ne va pas pouvoir pratiquer. Donc il y a aussi cette crainte de créer un environnement où les individus se retrouveront de plus en plus seuls, qui rappelle le livre intéressant d’un de mes collègues politiste de Harvard qui avait écrit en 2000 pour les États-Unis Bowling alone, jouer au bowling tout seul, avec toutes les conséquences que ça peut avoir sur le lien social aux États-Unis, et bah il y a peut-être ce facteur-là à considérer aujourd’hui : faisons attention à ce que les individus qui pratiquent dans les salles ne soient pas seuls dans ce projet, n’aient pas que ça comme source de valorisation identitaire.
Mickael : Est-ce que tu souhaites ajouter quelque chose aujourd’hui, un message peut être à faire passer aux jeunes aujourd’hui qui sont potentiellement à risque de tomber dans des pratiques immodérées ? Qu’est-ce que toi avec ton expérience justement tu leur dirais aujourd’hui ?
Guillaume : Ce que je pourrais leur dire c’est… Certes de continuer à faire leur sport, c’est très important, et c’est le plus important. Mais que ça ne se fasse pas au détriment d’autres formes de liens sociaux, qu’ils aient toujours un certain équilibre dans leur vie, et puis d’accepter la frustration, accepter que ça peut prendre du temps d’arriver aux objectifs qu’ils ont en tête. Et sans doute que l’expression qu’on utilise dans l’Aikido est vraiment la plus appropriée, l’essentiel ce n’est pas de briller, mais de durer, donc pour plein de raisons à mon avis, faites du sport, mais en ayant cette limite dans l’engagement !
Mickael : Merci beaucoup, Guillaume d’avoir partagé avec nous tes travaux et aussi ton expérience personnelle. C’était un plaisir de te recevoir.
Guillaume : Merci beaucoup à toi, Mickael !