Qualité de vie au travail : et la santé mentale ?

Réunion entre collègues.

Le handicap psychique : de quoi parle-t-on ?

Le handicap psychique jouit d’une reconnaissance légale très récente. Il n’a en réalité fait son entrée dans les textes qu’en février 2005, dans la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, qui dispose : « constitue un handicap toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant ».

Lorsque l’on parle de handicap, il est fréquent de se référer à deux modèles. Le modèle médical du handicap décrit essentiellement les causes du handicap (une pathologie, par exemple) et est par conséquent limité dans son approche. Une approche plus récente et plus étendue est le modèle social du handicap, qui intègre, au-delà des causes, les interactions entre l’individu et son environnement ainsi que les répercussions des obstacles rencontrés dans cette relation. Le handicap psychique s’intègre très fortement dans cette seconde approche selon laquelle le handicap émerge lorsqu’il y a inadéquation entre l’individu et son milieu et que cette inadéquation a des répercussions concrètes au quotidien. L’environnement jouant un rôle important, toute personne souffrant d’un trouble de santé psychique n’est pas nécessairement en situation de handicap. Par ailleurs, le handicap psychique est encore largement confondu avec le handicap mental ; or, contrairement au handicap mental, le handicap psychique n’implique pas de déficience intellectuelle, et n’est ni permanent ni figé.

Nos sociétés connaissent actuellement un timide mouvement prônant l’inclusion des personnes précédemment malheureusement marginalisées, telles que les individus souffrant d’un trouble de santé mentale, dans le milieu dit « ordinaire ». Il semble pertinent de faire le point sur la situation actuelle.

La santé mentale en France

Il est très difficile d’évaluer précisément le nombre de personnes touchées par un trouble de santé mentale, en raison de définitions divergentes selon les études, et de biais inhérents à la méthodologie de collecte des données : il s’agit souvent de questionnaires déclaratifs ou d’entretiens téléphoniques durant lesquels les individus peuvent être tentés de cacher leur pathologie, omettent de la mentionner, voire n’en sont pas conscients. Au-delà du problème d’échantillons non-représentatifs, se pose donc la question de sous-déclaration volontaire ou involontaire. Cela dit, on considère généralement qu’entre une personne sur cinq et une personne sur trois rencontrera au cours de sa vie un trouble de santé mentale, et qu’une personne sur cinq en a souffert au cours des 12 derniers mois (troubles anxieux et troubles de l’humeur, principalement).

Il est regrettable de constater que la France, un temps pionnière en psychiatrie, accuse un retard certain dans plusieurs domaines, à commencer par la recherche. En effet, la santé mentale ne représente que 2% du budget de la recherche biomédicale (contre 18% aux Etats-Unis) alors que les troubles mentaux comptent parmi les premières causes d’invalidité. Cela est d’autant plus incompréhensible que des études ont montré que le retour sur investissement en santé mentale était de près de 40%… En matière de prévention également, l’hexagone est à la traine, avec un manque criant de campagne de communication autour de la santé mentale (la première réelle campagne nationale ayant eu lieu en avril 2021), en particulier chez les jeunes (voir par exemple les campagnes anti-cannabis, très peu orientées vers les conséquences possibles sur la santé mentale, telle que le développement de troubles psychotiques en cas de consommation de cannabis par des adolescents avec certaines prédispositions génétiques). La France compte également parmi les pays les plus touchés par le suicide, bien que cette situation ait tendance à s’amenuiser depuis peu. On peut ici mentionner le fait que la prise en charge par un psychologue n’est pas remboursée dans notre pays, alors qu’une psychothérapie sur le moyen ou long terme pourrait efficacement prévenir certaines conduites suicidaires ; certains types de psychothérapie ont également fait état de leur efficacité dans le traitement de nombreux troubles mentaux allant de la dépression légère à modérée au troubles obsessionnels-compulsifs en passant par les troubles phobiques. Au-delà de leurs troubles mentaux, les patients présentent fréquemment des troubles somatiques qui sont mal pris en charge, voire négligés : cette situation est connue et pointée du doigt depuis de nombreuses années, des colloques sur le sujet sont organisés régulièrement, mais les personnes souffrant d’un trouble de santé mentale continuent à avoir une espérance de vie réduite de 8 à 15 ans par rapport à la population générale, avec un poids important des troubles cardio-vasculaires. On trouve par exemple deux fois plus fréquemment des individus présentant un syndrome métabolique parmi les patients souffrant de trouble bipolaire que dans la population générale, et la plupart de ces patients n’ont reçu aucun diagnostic et ne sont pas traités pour ces troubles somatiques. Cela est en partie dû à une organisation très cloisonnée du système de santé français qui fonctionne en silos qui ne communiquent pas et ne sont pas coordonnés.

Il est bon de rappeler que l’Organisation Mondiale de la Santé définit la santé comme un « état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » et affirme qu’elle est « l’un des droits fondamentaux de tout être humain ». Ainsi, le distinction santé somatique versus santé mentale n’a aucun sens, une composante pouvant avoir un impact sur l’autre.

Le handicap psychique : un objet difficile à cerner

Si le handicap psychique est reconnu depuis quelques années, il n’en reste pas moins qu’il est encore difficile à appréhender pour beaucoup de personnes pour plusieurs raisons, et notamment le fait que les manifestations du handicap psychique peuvent :

  • fluctuer au cours du temps,
  • être différentes entre deux individus touchés par la même pathologie à la source du handicap,
  • être ignorées ou niées par l’individu touché.

Il est très important de garder à l’esprit que le handicap psychique n’est pas permanent et définitif, qu’il fluctue mais peut se stabiliser avec une prise en charge adéquate, et cette stabilisation va permettre d’envisager, le cas échéant, une insertion dans le monde du travail.

Si le handicap psychique peut sembler être un frein à l’embauche, il n’en est rien car de manière générale, il est possible d’agir sur chaque étape du processus d’émergence du handicap psychique, qui, rappelons-le, dépend très fortement du milieu :

  • sur le trouble (par exemple, les troubles schizophréniques) grâce à une prise en charge médico-psychologique adéquate,
  • sur les déficiences provoquées par le trouble (par exemple, les troubles cognitifs) grâce à une prise en charge médico-psychologiques adaptée (remédiation cognitive, traitements avec moins d’effets secondaires cognitifs, …),
  • sur les incapacités induites par les déficiences (par exemple, difficultés de planification) en redéfinissant le périmètre des missions confiées au salarié afin qu’elles n’entrent pas en conflit avec ses incapacités, en proposant un reclassement à un poste équivalent mais plus adapté lorsque cela est possible, en proposant des formations pour évoluer vers un autre poste aux missions compatibles avec ses capacités, etc.
  • sur les désavantages engendrés par les incapacités (par exemple, difficultés de maintien dans l’emploi) en se faisant accompagner par des organismes spécialisés pendant les périodes difficiles, en ayant un référent local dédié aux questions de handicap pour la médiation et la résolution des problèmes dans l’entreprise, en aménageant un poste adapté ou en proposant des aménagements horaires et organisationnels, etc.

La prise en charge du handicap psychique dans l’entreprise peut sembler délicate de prime abord en ce qu’elle nécessite rarement des aménagements matériels (ou de faible importance) mais plutôt des modifications organisationnelles qui peuvent se heurter à des freins à plusieurs niveaux (direction, management, collègues). Il convient dès lors de réfléchir au plus tôt aux bonnes pratiques à suivre en matière de handicap, se faire éventuellement conseiller par des prestataires spécialisés et de les intégrer dans la politique d’entreprise. C’est ainsi qu’une relation de confiance et de collaboration bienveillante pourra se lier entre l’employeur et ses salariés en situation de handicap de tout type, et encore plus particulièrement en situation de handicap invisible tel que le handicap psychique, qui aura tendance à éviter d’évoquer le sujet par peur de la stigmatisation.

Le coût d’une mauvaise prise en charge

La santé mentale est selon l’OMS la première cause d’absentéisme au travail ; elle est en France la première cause d’arrêt maladie de longue durée et d’invalidité, et elle concerne une demande sur trois auprès des MDPH. Le coût annuel de la santé mentale est estimé à près de 110 milliards d’euros, notamment en raison du coût social et professionnel (qualité de vie perdue, productivité moindre, absentéisme, …). Beaucoup de ces situations pourraient être évitées si la santé mentale bénéficiait d’une prise en charge adéquate, à la fois au quotidien mais aussi au travail.

Entre 55 et 70% souffrant d’un handicap psychique sont en situation d’emploi, et, si on regarde les chiffres dans l’autre sens, parmi le total des personnes en emploi 12% des femmes et 6% des hommes déclarent souffrir d’un handicap psychique. La moitié des personnes souffrant d’un trouble de santé mentale rapporte en avoir subi les conséquences sur son parcours professionnel, alors qu’elles sont une sur trois parmi les personnes ayant souffert d’un cancer.

Les personnes souffrant d’un trouble de santé mentale sont également deux à trois plus sujettes au chômage, et elles ont des chances réduites de se maintenir dans l’emploi lorsqu’elles en ont un. Cette situation a bien entendu des conséquences néfastes puisque si un trouble de santé mentale peut conduire au chômage, le chômage peut également faire émerger ou aggraver des troubles mentaux préexistants. La situation que nous vivons depuis le début de la pandémie de COVID-19 aura au moins eu ce « mérite » de montrer au plus grand nombre que les troubles psychiques peuvent toutes et tous nous affecter à un moment ou à un autre, même si on s’en pense protégé.

Aux racines des difficultés

Le handicap psychique et la santé mentale souffrent d’une stigmatisation sociale très importante ; évoquer ces sujets, notamment en parlant de soi, reste largement tabou. Une étude IMS de 2011 a montré que, parmi les employeurs, le type de handicap qui recueille les préjugés les plus péjoratifs est le handicap psychique. Ces préjugés peuvent s’expliquer par le fait que le handicap psychique est invisible, qu’il existe peu de campagne de communication à ce sujet, et qu’il reste très difficile d’obtenir des informations fiables et accessibles sur les troubles psychiques. Il s’agit d’une forme de handicap peu « photogénique » et peu « télégénique » en ce qu’elle ne permet pas d’être identifiée immédiatement, au contraire d’une personne à mobilité réduite en fauteuil roulant. Ainsi, la médiatisation du handicap psychique passe essentiellement par le biais d’émissions sensationnalistes à propos de cas extrêmes et rarissimes de personnes violentes atteintes de troubles schizophréniques, de personnes atteintes par le syndrome de Gilles de la Tourette avec une coprolalie intense, des reportages sur les unités pour malades difficiles des hôpitaux psychiatriques, etc. Les médias qui s’adonnent à ce genre de pratique sont particulièrement coupables dans la situation que nous avons décrite plus haut, puisque c’est ainsi que se propagent un certain nombre d’idées reçues farfelues ou, au mieux, non représentatives. Il existe énormément de préjugés négatifs et parfaitement faux au sujet des personnes touchées par un trouble de santé mentale : les personnes souffrant de dépression seraient des faibles qui devraient faire des efforts, les personnes souffrant de troubles schizophréniques sont des fous aux personnalités multiples, les personnes atteintes de troubles bipolaires sont des personnalités caractérielles et lunatiques, les « malades mentaux » sont des improductifs dangereux pour eux et pour autrui, …

Au final, nous sommes face à une prophétie auto-réalisatrice dans la mesure où, par peur des préjugés, beaucoup d’individus refusent de mentionner leur handicap psychique dans leur entreprise, et ne peuvent donc pas bénéficier des aménagements dont ils auraient besoin pour travailler dans de bonnes conditions. Cela engendre donc de mauvaises conditions de travail, qui risque d’aggraver l’état de santé du travailleur, et d’en faire pâtir sa productivité au travail. Les préjugés entrainent ainsi la situation fantasmée, en freinant les personnes en situation de handicap dans la reconnaissance de leurs droits et en accroissant inutilement l’inadaptation de l’environnement de travail actuel. Il apparait donc essentiel de mener de véritables campagnes de communication et de sensibilisation aux troubles de santé mentale, non seulement en entreprise, mais dans la société en général, notamment au vu du nombre de personnes qui seront touchées au cours de leur vie, pour éviter ce qu’on appelle l’auto-stigmatisation : c’est-à-dire l’appropriation des préjugés de la société par la personne touchée, qui finit par dégrader l’image de soi et ne se voir plus qu’à travers le prisme de son trouble psychique aux manifestations fantasmées de manière erronée par une population peu informée.

Nous l’avons dit plus haut, le handicap psychique souffre également du fait de sa nature particulière : il fluctue, il est varié, il est très dépendant du contexte. Ainsi, au-delà des campagnes de sensibilisation à grande échelle, il apparait important que les employeurs soient à l’écoute de leurs employés et des services de médecine préventive afin d’être informés de la nature et l’évolution possible des troubles que présentent certains salariés, ainsi que sur la démarche à suivre pour réagir efficacement en cas de problème. Pour cela, il existe une myriade d’intervenants différents, pas toujours coordonnées, et aux missions qui peuvent se chevaucher : une réorganisation des différents systèmes d’accompagnement serait donc également bienvenue pour faciliter le recours à ces structures en cas de besoin.

Mentionnons également les difficultés de reconnaissance du handicap, les démarches sont longues et fastidieuses, le dossier MDPH est complexe, l’attente après le dépôt est longue (jusqu’à 12 mois), et la reconnaissance doit être renouvelée au bout de quelques années, même si depuis peu il existe certains cas dans lesquels les droits sont octroyés à vie. Toutes les personnes souffrant d’un trouble de santé mentale n’ont pas les ressources et la motivation pour réaliser ces démarches au résultat souvent aléatoire (qui peut lui-même déboucher sur une dépression et un découragement en cas d’échec d’obtention de la reconnaissance administrative) et qui varie selon le département de résidence. Il existe peu de données mais il semble que les personnes souffrant d’un trouble de santé mentale sont assez peu nombreuses à disposer d’une reconnaissance administrative de handicap, ce qui n’aide pas à faire valoir ses droits, notamment dans le monde du travail…

Le handicap psychique à l’épreuve du travail

La santé mentale est une préoccupation croissante dans les entreprises, en raison des mutations récentes du travail, de l’intensification des cadences, de l’émergence de la prise en compte des risques psychosociaux, et de la situation pandémique ayant provoqué un bouleversement dans nos vies quotidiennes résultant souvent sur l’aggravation de vulnérabilités psychiques. S’il s’accomplit dans de bonnes conditions, le travail peut être un facteur de rétablissement pour les personnes atteintes d’un trouble de santé mentale, en ce qu’il permet une meilleure inclusion, d’augmenter l’estime de soi, de se sentir utile par sa contribution, de structurer le cadre de vie, et de se voir octroyer un statut social différent de celui de « personne handicapée ».

Le handicap résultant de l’inadéquation entre l’individu et son milieu, il est possible de le compenser par des mesures simples, mais qui nécessitent une réflexion plus globale dans leur application, dans une démarche d’amélioration de la qualité de vie au travail pour le bien-être de tous :

  • comme déjà évoqué, les campagnes de sensibilisation et de communication devraient être le point de départ en la matière, tant le handicap psychique est encore méconnu et dénigré aujourd’hui : la stigmatisation sociale et, partant, l’auto-stigmatisation, sont les premiers freins à l’emploi des personnes avec un handicap psychique !
  • respecter l’obligation d’emploi des travailleurs handicapées (OETH), à savoir l’obligation pour les entreprises de plus de 20 salariés de recruter au moins 6% de personnes ayant une reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé : mais se pose la question de trouver des candidats pour les postes proposés, ce qui n’est pas toujours évident au vu des difficultés d’accès aux formations que rencontrent les personnes en situation de handicap ;
  • proposer des aménagements horaires pour parer à la fatigue liée aux traitements ou à la pathologie : ce qui implique de réorganiser les temps de réunion, par exemple, pour les placer après le déjeuner au lieu de les organiser tôt le matin ou tard le soir ;
  • proposer le télétravail lorsqu’il est possible : dans ce cas, il faudra veiller à ce que le salarié ne sombre pas dans l’isolement, qui pourrait nuire à sa santé mentale, par exemple grâce à un accompagnement téléphonique avec un psychologue ou médecin du travail lorsque le besoin se fait ressentir ;
  • mettre en place un accompagnement par un psychologue du travail, professionnel encore trop peu présent dans les entreprises.

La liste n’est bien entendue par exhaustive, mais il s’agit de mesures de bon sens facilement applicables et qui peuvent avoir des répercussions positives immédiates sur la qualité de vie au travail des personnes avec un handicap psychique, et de ce fait améliorer l’ambiance de travail dans l’entreprise et augmenter sa productivité.

Au final, pour permettre aux personnes en situation de handicap psychique de trouver un emploi et de s’y maintenir, des mesures simples peuvent être mises en place. De plus, ces mesures qui passent avant tout par la communication, la mise en place d’une relation bienveillante et de confiance, bénéficieront à tous les salariés, en situation de handicap ou non, en accroissant la qualité de vie au travail et en améliorant les conditions de travail, minimisant ainsi les risques psychosociaux liés à des conflits larvés engendrant stress, burn-out, dépression, etc. Comme souvent, des petits pas en avant peuvent faire une véritable différence. Il n’y a donc plus qu’à s’y mettre. Vraiment. Ensemble.