"Mon père a été sujet à un mauvais diagnostic pendant longtemps, et c'est sans doute ce qui a précipité la croissance du cancer, et qui a fait qu'on en a été là si rapidement."

DEUIL, DÉPRESSION — Le deuil est une épreuve à laquelle nous serons toutes et tous confronté-e-s. Il s’agit souvent d’une période durant laquelle on se remémore les moments, bons comme mauvais, qu’on a pu vivre avec la personne qui vient de nous quitter.

S’il peut ne durer que quelques jours, il peut aussi se dérouler sur de longs mois, voire années ; entrainer des symptômes anxieux ou dépressifs persistants.

Nous recevons aujourd’hui Kalindi Ramphul, une jeune journaliste et autrice débordante d’énergie. Aux éditions JC Lattès, elle publie Les jours mauves, un roman autobiographique au style décalé, dans lequel elle évoque avec humour et poésie son deuil, qui prend la forme d’un voyage vers une réconciliation avec son père, mais aussi avec elle-même.

Bonne écoute.
Manon Combe, pour Les Maux Bleus, un podcast sur la santé mentale

Intervenant

Kalindi Ramphul (@kalramphul)

Catégorie

Thèmes

Mickael : Bonjour Kalindi.

Kalindi : Salut Mickael.

Mickael : Merci d’avoir accepté notre invitation à participer à cette émission.

Kalindi : Bah merci de m’avoir invitée ! Je suis super contente d’être là.

Mickael : Toi, tu as perdu ton père il y a quelque temps. Est-ce que tu peux nous dire un peu comment ça s’est passé ?

Kalindi : Euh ouais. Ça fait quatre ans que j’ai perdu mon papa, et ça s’est passé de manière assez fulgurante, c’est-à-dire que sept ou huit mois avant qu’il ne décède, j’étais, je me souviens, en Louisiane, je passais les meilleures vacances de ma vie, j’étais au top, c’était vraiment très cool. Et là mon père m’appelle et il me dit tu sais, mes problèmes de bile là que j’ai depuis un an et qu’aucun toubib ne m’écoute, bah il s’avère qu’a priori ce serait plus grave que ce qu’on croyait, apparemment ce serait un cancer quoi. Et donc le mot était posé, c’est un mot qui fait très peur de manière générale, et à moi particulièrement parce que dans ma famille ça fait vraiment des hécatombes. Tout le monde décède de cancers multiples. Donc quand j’ai appris que mon père avait le cancer ça a évidemment été une petite déflagration, et j’en ai parlé à ma mère, je lui ai dit bah voilà papa a un cancer, il s’avère que mes parents ne se parlaient plus depuis sept ou huit ans, déjà, et ma mère son premier réflexe ça a été de me dire ouh là là, alors moi je m’en occupe pas, franchement, on est séparés, je m’en occupe pas ! Donc j’ai vu que déjà il y avait une peur chez elle de, voilà, je vais avoir la responsabilité de m’occuper de ton père alors qu’on est plus ensemble, dans un moment qui est extrêmement douloureux et grave. Bon, ça c’est encore autre chose. Et quand je suis rentrée à Paris on a appris que c’était donc un lymphome, à grandes cellules, de type B, bon bref, y’a tellement de sortes de machin chouette… Bon il s’avère que malheureusement c’était une forme de cancer assez agressive, mais au départ les médecins m’ont dit écoutez, y’a des chances qu’il s’en sorte, on va tester une première chimio, bon la première chimio n’a rien donné, on a testé une deuxième, ça n’a rien donné, ah et puis d’un coup y’a eu un traitement expérimental en provenance du Canada, c’est super, ah bah finalement il est pas éligible, bon bah merde… Et puis une chose en entrainant une autre, ce qui a été un peu compliqué à vivre c’étaient les avis divergents des médecins, c’est-à-dire qu’un jour il va vivre, le lendemain il va mourir, le lendemain il va vivre, le lendemain il va mourir… C’est un moment compliqué à traverser, et puis finalement au bout de sept mois de maladie, un médecin m’a fait venir pour parler à un psy, on s’est tous assis dans une petite pièce dans l’hôpital et puis on m’a dit votre père va mourir, dans les jours qui viennent on va le placer en soins palliatifs, mais c’est terminé, quoi. Donc ça, c’est un moment évidemment absolument terrifiant et terrible, même si évidemment on s’y préparait, j’ai dit foudroyant, il y a des cancers qui sont bien plus foudroyants que ça, il y a des gens qui partent en quelques semaines seulement, donc nous mine de rien sept mois c’est rapide, mais on a eu le temps un petit peu de se préparer. Néanmoins on n’est jamais préparés à ce moment-là vraiment, quand on vous dit là votre père va mourir, c’est pour dans quelques jours. Et mon père a un peu refusé au départ d’y croire, je pense que c’était compliqué pour lui d’accepter sa finalité si proche. Et mon père est un très grand sportif, peut être qu’on y reviendra plus tard, il s’est dit un truc un peu étonnant, il s’est dit tant que je bouge je vais pas crever, quoi. Donc alors même qu’il était en soins palliatifs, il a fait que bouger, sur la terrasse, se lever, se coucher… Il était plein de morphine donc c’était galère, quoi, mais il essayait. Il était persuadé qu’en bougeant il allait contrer la mort. Évidemment ça ne marche pas comme ça, a priori, la santé, la médecine, tout ça. Et puis il a fini par décéder, non, l’hôpital, dans un hôpital, en soins palliatifs, bien loin de là où il aurait aimé mourir parce que c’était un amoureux du grand air, un amoureux de la montagne, un amoureux du sport, et il est mort dans un hôpital de merde avec des lumières électriques pourries, dans une ville de merde aussi, quoi. Donc fin très triste. Et voilà comment ça s’est passé, à peu près.

Mickael : Est-ce que tu sais un peu comment ton père a accueilli ce diagnostic ?

Kalindi : Au départ avec, étonnement, avec beaucoup d’optimisme. Mon père était quelqu’un… était un énorme casse couille, donc c’était très étonnant, parce que quand il a commencé à savoir qu’il était malade, il s’avère qu’il a été plutôt positif et joyeux, parce que je pense qu’en fait quelque chose qui était très douloureux à vivre avant c’était de ne pas savoir ce qu’il avait. Ça faisait un an, un an et demi qu’il se plaignait de douleurs à l’abdomen, qu’il allait voir les médecins, et les médecins lui disaient vous avez mal à l’estomac, prenez un malox, rentrez chez vous. Arrêtez de nous faire chier, on a des urgences, quoi… Et je ne blâme pas évidemment le système médical français, il est super, il est ce qu’il est, mais c’est vrai que mon père a été sujet à un mauvais diagnostic pendant longtemps, et c’est sans doute ce qui a précipité la croissance du cancer et sans doute ce qui a fait qu’on en a été là aussi rapidement. Et donc au départ il l’a accueilli avec plutôt pas mal d’optimisme, il savait enfin ce qu’il avait, donc il savait contre quoi il allait devoir se battre. Et ça mine de rien je pense que ça lui a enlevé… Ça l’a soulagé, quoi, quelque part. Et surtout mon père était quand même quelqu’un, et je ne me l’expliquerai jamais, d’ultra populaire, et donc il y avait tout le temps, enfin moi quand je suis rentrée de Louisiane il y avait déjà vingt-cinq personnes en bas de l’hôpital en train de boire des coups, boire des bières, boire des cocas, rigoler, et mon père je me souviens il était vraiment au milieu sur un gros siège d’hôpital en cuir, c’était un hôpital un peu classe, c’était à Saint-Cloud. Et je voyais qu’il était un peu en mode parrain de la mafia, il était content, il était là avec tous ses potes qui étaient là pour lui, bon c’était pour une raison terrible, mais quand même, il était content d’apprécier sa popularité, quoi. Bon et quand même son moral s’est dégradé diaboliquement au fur et à mesure des mois quand il a compris que… bah les traitements marchaient pas. Et puis quand il est rentré en soins palliatifs là, c’est une tout autre affaire. Et il a fait un truc que je lui conseillais depuis des années de faire, mon père, qui était d’après moi profondément dépressif, non diagnostiqué parce que mon mère était un homme mauricien d’ascendance indienne avec tout ce que ça comporte de ouais je suis un mec fort, j’ai pas besoin d’aller voir un psy, les psys c’est pour les gonzesses et puis c’est des conneries, tu vois… Donc mon père avait toujours refusé, et ce malgré le fait que je passe, ce serait quand même pas mal que tu ailles déposer tout ça, ce que tu as en toi, chez un psy, c’est quand même son job. Et donc il s’était évertué à me dire non pendant des années dans son vocabulaire à lui, en mode je vais pas donner de l’argent à toutes ces grognasses, en gros, quoi, et puis quand il est rentré en soins palliatifs il a du voir une psy, et ça lui a fait énormément de bien je pense de pouvoir parler de sa fin si proche avec quelqu’un. J’ai l’impression que ça l’a apaisé, ça plus la morphine, plus tout le reste évidemment, ça apaise, en tout cas ça calme le corps d’un homme ! Mais j’ai trouvé intéressant en tout cas ce moment d’accompagnement à la fin, c’est quelque chose dont je savais pas qu’elle existait. Aucun rapport, mais vraiment j’ai trouvé formidable tout le travail des gens qui accompagnent les gens dans la fin, les infirmières, et tout, enfin c’est un travail complètement à part, quoi, parce que moi j’ai vu des dames faire des gâteaux à l’ananas et à l’orange et les apporter au patient, y’a plus ce truc un peu de froideur comme dans le reste de l’hôpital, là c’est vraiment bon bah les gens… C’est la fin, quoi, donc on essaie de leur apporter un tout petit peu de chaleur et de vie dans la mort, quoi. Donc il a vu ce psy, ou cette psy je sais même plus si c’était un homme ou une femme, mais j’ai l’impression que ça l’a quand même… Pas soulagé, je sais pas si on peut être soulagé à l’idée de mourir, mais ça l’a un petit peu apaisé, et même si la fin était atroce, je pense que ça aurait pu être pire s’il n’avait pas eu cette personne à qui parler chaque jour comme ça. Ce qui était très intéressant c’est que moi j’ai eu beaucoup de problèmes avec mon père pendant toute ma vie, on s’est pas très bien entendu… J’étais très proche de mon père quand j’étais petite fille, ma mère était hôtesse de l’air donc elle était souvent en vadrouille, c’était mon père qui s’occupait de moi à la maison, qui venait me chercher à l’école, qui me faisait à manger, etc. Donc il a commencé par être extrêmement présent, et puis quand j’ai commencé à grandir et que j’ai eu des seins qui ont poussé notamment et envie de mettre des minijupes, là ça a été no way, impossible de la part de mon père qui a fait, mais attendez c’est une femme en fait ? Enfin ça ressemble à un truc qui va devenir une femme, impossible pour moi de gérer ce bail-là ! Donc la puberté a créé un fossé énorme avec mon père qui a commencé à démontrer toute sa misogynie. Donc j’ai compris qu’il était effrayé en fait par le monde dans lequel il vivait, effrayé que sa fille unique puisse être… C’était son obsession, que je sois agressée par un homme, sexuellement. Et du coup m ! on père n’avait de cesse que de pouvoir me recouvrir le corps, donc il fallait du coup que je sois habillée, que l’été j’ai des manches longues, je sais plus où j’allais avec ça, mais pour dire que mon père m’a vite fait chier, et du coup moi j’ai grandi dans cette espèce de dichotomie, donc ce père ultra pudique effrayé par le monde et par les hommes, et j’ai grandi aussi avec une mère ultra libre, qui m’a jamais fait chier, j’ai toujours eu le droit de sortir, de porter ce que je voulais, j’ai toujours eu le droit de partir à quinze ans en vacances avec des copines, elle en avait rien à foutre, quoi, donc j’ai grandi entre ces deux modèles-là et donc évidemment plus ma mère me permettait des choses et plus ce que mon père m’interdisait me faisait plus pouvoir l’encadrer, quoi. En plus il était extrêmement colérique, c’était quelqu’un d’assez jaloux notamment vis-à-vis de ma mère, ce qui fait qu’à la maison régnait souvent un climat assez lourd, et donc j’ai été fâchée avec mon père pendant des années, même si pas fâchée fâchée dans le sens où on se parlait plus, mais je… Il m’agaçait en permanence, et quand ma mère l’a quitté, quand il s’est installé tout seul, et moi j’étais grande, j’avais vingt ans, on a commencé à nouer une autre relation qui était une relation d’adulte à adulte, en fait, ça a commencé à aller mieux même si là mon père a commencé à dire que je venais pas assez le voir et du coup à me faire culpabiliser, j’avais toujours l’impression d’être responsable du bonheur et du bien-être de mon père, bon ils se sont… plein de choses se sont immiscées comme ça dans notre relation, plein de petits sentiments, et ressentiments, et culpabilité à des endroits indus. Et en fait à la fin je pense que pour reprendre ta question qui était comment il a vécu la fin, bah mal évidemment même si ce psy, cette psy l’a aidée, mais je pense qu’un truc qui l’a soulagé à la fin ça a été de pouvoir se réconcilier avec et sa femme, parce que mes parents n’ont jamais divorcé, pendant sept ans où ils ne se sont pas vus ils n’ont jamais divorcé, se faire pardonner, et pardonner à sa fille aussi. Et un des trucs qui m’a le plus bouleversée dans l’accompagnement de la mort de mon père ça a été quelques jours avant qu’il décède où il était en montée de démence un petit peu, enfin ça n’allait pas du tout, il a eu un moment de lucidité où il s’est assis dans le lit comme il pouvait, parce qu’il avait déjà perdu quasiment tout son poids donc il ne pouvait même plus se tenir lui-même, ma mère était là, il a dit à tout le monde parce qu’il y avait encore 50 personnes dans la baraque, enfin, dans la piaule, il a dit à tout le monde sortez, je voudrais rester avec ma femme et ma fille, et il nous a pris la main à chacune et il a dit je vous demande pardon pour tout, et vous êtes les femmes de ma vie, vous êtes mes lumières, et il est mort peu de temps après, trois jours plus tard, mais j’ai senti qu’il y avait une espèce de, à la fin, voilà de paix entre nous tous et quelque chose qui est voilà venu apaiser la fin et pour nous et pour lui dans l’après, quoi, ce qui fait que moi j’ai eu un deuil… je vais pas dire serein parce que c’est absolument pas vrai, je m’invite une vie, mais en tout cas quand il est parti j’étais plus ou moins apaisée, quoi. Évidemment il y a eu un retour de bâton plus tard, c’est classique, mais voilà en tout cas comment lui l’a vécu et comment j’ai un petit peu vécu la fin aussi.

Mickael : Tu parles de l’après, justement, tu parles de ce deuil que tu as pu vivre de manière un peu ambivalente. Est-ce que tu peux nous en parler aussi un peu ?

Kalindi : Le deuil pour moi il a eu plusieurs facettes… Déjà j’ai toujours du mal à dire que j’ai fait mon deuil parce que j’ai pas l’impression d’être passée par les phases de deuil que j’avais vu à la téloche, ou que je connaissais des gens qui avaient perdu un proche, mais pas forcément un parent… Moi j’avais l’impression que le deuil, ça se manifestait par le manque, déjà. Or moi en vrai mon père me manque pas, et m’a pas vraiment manqué, en tout cas pas frontalement, encore une fois vraiment le manque il s’est caché à des endroits vraiment inattendus de mon existence, et puis parfois il y a une petite pensée foudroyante où je me dis j’aimerais bien le dire à Papa, quoi… Mais ça s’en va vite parce que je le chasse très vite aussi, en plus j’ai un très grand pouvoir de déni, quoi c’est vraiment une grande constituante de ma personnalité et je suis ravie qu’on m’ait attribué cette faculté à la naissance… Et donc en fait quand mon père est mort j’ai fait ce que je fais toujours quand quelque chose me stresse, j’ai mis toute mon attention sur autre chose. Donc en fait j’ai décidé de quitter mon conjoint avec qui j’étais depuis six ans, j’ai décidé de quitter notre foyer, j’ai déménagé, j’ai décidé de rencontrer, de me mettre sur Tinder, de coucher avec un maximum d’hommes en un minimum de temps, et donc je me suis un peu sorti la tête de ce bourbier en essayant de me concentrer sur autre chose que la mort de mon père… Et donc j’ai très bien vécu, les six premiers mois ont été super, j’ai grave fait la fête, j’ai grave fait des trucs avec mes amis… Enfin je dis grave, non, ça a été le Covid, en fait, je dis ça, mon père est mort en décembre, le Covid je sais plus quand c’était, en février, mars ? Donc le Covid me tombe sur la tronche, et moi j’ai adoré le Covid, je me suis enfermée avec mon ex aujourd’hui qui est un homme que j’ai rencontré la veille de la mort de mon père, d’ailleurs je trouvais ça intéressant, mais bon… Trois jours avant que mon père ne meure je dialogue avec un gars sur Tinder et bah il me plait grave, et il s’appelle Guillaume, et il me dit ça te dit qu’on se voit jeudi ? Et je lui dis bah moi tous les jours je suis à l’hôpital, mon père est pas bien, et tout, mais allez j’ai bien droit à une soirée dans ma vie où je suis pas avec, où je suis pas à l’hôpital, et donc je dis ça te va jeudi ? Et jeudi je passe la meilleure soirée de ma life, on rigole trop, alors non si Guillaume tu m’écoutes c’était pas la meilleure soirée de ma life, en vrai, c’était juste une super soirée. Mais voilà, la soirée est cool, je passe la nuit avec ce mec-là quand ma mère m’envoie un texto, et c’est le genre de moments où quand on t’envoie un texto à six heures du matin tu regardes ton téléphone, et ma mère qui ne s’embarrasse jamais de mots superflus m’a dit ton père est mort, voilà, ce qui est fou c’est que c’était évidemment le seul jour, la veille, où j’avais décidé de pas aller voir mon père donc j’ai pas vraiment pu lui dire au revoir, euh… Donc après je me suis ultra focus sur ma nouvelle relation, qui en plus était une relation libre, j’apprenais à fréquenter plusieurs hommes, et que c’était OK pour tout le monde, voilà c’était un nouveau format, je trouvais ça chanmé, et du coup j’étais là c’est ça ma nouvelle vie, trop bien, je suis plus avec mon mec avec qui j’étais depuis six ans, et en vrai trop chanmé, plus en couple exclusif… Je me suis découvert une nouvelle jeunesse, une nouvelle liberté, et j’ai fait de la merde parce qu’en fait j’ai continué à fréquenter des gens alors que c’était le Covid, donc bref, c’était pas bien, mais je l’ai fait, je suis obligée de l’avouer… Et en fait le deuil m’a frappée le jour où ce mec avec qui je me suis confinée m’a quittée. C’était la fin du… de la première vague de confinement et donc on pouvait recommencer à aller au resto et tout, et ce jour-là mon ex me dit ça te dit on se fait une bouffe dans ton quartier, je lui dis bah avec plaisir, et j’arrive au restaurant, je m’étais fait toute belle, j’étais trop contente, et là ce mec-là me dit Kalindi il faut que je te dise quelque chose, je suis pas amoureux de toi et je pense que ça ne marchera pas, je pense qu’on est très amis toi et moi et je pense qu’on s’est mis ensemble parce qu’on a eu un crush amical, on s’adore et tout, mais moi ça n’ira pas plus loin donc on va s’arrêter là ce soir. Et… Bon déjà c’était la première fois que quelqu’un me quittait, et moi je pensais que les gens en faisaient des caisses quand ils se faisaient larguer, ils faisaient ouin ouin, j’étais là ça va, tu vois, tu vas t’en remettre… Bon en fait c’est vachement plus compliqué que ça de se faire larguer. Donc il m’a dit voilà, c’est terminé, et j’ai vécu le truc extrêmement mal, mais extrêmement mal, comme ça me ressemblait pas de vivre mal une situation, surtout une situation amoureuse, j’ai eu plein d’histoires dans ma vie, je les termine et je sais passer à autre chose, et tout, mais là c’était particulièrement terrible, mais j’ai compris à force analyse avec ma psy et puis en réfléchissant moi-même que ce qu’il s’était passé c’était qu’en fait pendant six mois j’avais vécu avec ce mec et que comme je pouvais pas voir beaucoup de mes autres amis et tout, tout ce que je savais de mon père, tout ce que j’ai voulu raconter quand il est parti, je l’ai dit à ce mec-là. Il m’a accompagnée dans la phase la plus cruciale de ma vie, il a tout écouté, il a fermé sa gueule, ce qui était précisément ce que j’attendais d’un être humain à ce moment-là, il a juste récupéré tout ce que j’avais à raconter et à dire, et quand il a décidé de partir c’est toute l’histoire et tout ce que j’avais envie de lui raconter qui est parti avec lui. Donc ma béquille, et puis ce livre dans lequel j’avais enfermé toute mon histoire avec mon père et que j’avais écrit avec lui pendant six mois venait de se terminer, j’ai compris que mon père était décédé, un moment terrible de ma vie est arrivé, voilà, j’ai fait une… j’ai traversé une phase de dépression, j’ai du coup été voir un super médecin qui a écouté ce que j’avais à lui dire, qui m’a prescrit les bons antidépresseurs, et puis du coup j’ai été médicamentée pendant environ deux ans, ce qui m’a fait énormément de bien, ce qui m’a aussi aidée à traverser cette phase critique et c’est très marrant parce que je sais aussi que la dépression, ça prend énormément de visage, dépendamment de qui la traverse, moi ça a pris le visage de je ne me souviens de rien, voilà. Donc les deux mois, trois mois d’horreur qui ont suivi la rupture avec cet homme-là et la compréhension de la mort de mon père, je suis incapable de dire ce que j’ai fait de mon existence, incapable de dire ce que j’ai fait de mon été, si je réfléchis bien je sais que je suis partie en Grèce, parce que voilà je sais quand même que je suis partie en vacances, mais je ne me rappelle plus ce que j’ai fait de mes vacances… Donc tout a été un peu supprimé de mon cerveau, ça a pris plusieurs mois, je me suis sortie de cette situation grâce aux médicaments, grâce à l’analyse, et puis grâce aussi à la vie qui reprend son cours, les choses se remettent en place petit à petit, et puis on continue à vivre sa vie, quoi… Mais je dirais que, là tu vois je suis dans une espèce de phase, je ne sais pas si je peux dire de rechute, mais en tout cas de fragilité émotionnelle, peut être qu’on en reparlera après aussi, mais du à la sortie en effet de ce roman qui parle en partie de mon père, qui me fait tourner le chapitre de manière… on dit ça ? Terminer le chapitre de manière un peu plus définitive, et voilà, donc là je suis, tu me prends vraiment dans une phase d’instabilité émotionnelle assez extraordinaire, qui est quelque chose que j’aime pas traverser, je veux pas mentir, je sais pas si les gens aiment traverser ce genre de moments de manière générale, j’essaie de le tourner un petit peu à la dérision et j’essaie de blaguer à propos de ça, mais je traverse une période de grosse merde, et en plus c’est très compliqué parce que je sors un bouquin, c’était un rêve, c’est un accomplissement d’énormément de travail et tout, et tout le monde me dit tu devrais être contente, c’est génial, c’est un gros accomplissement, réjouis-toi ! Tu es invitée partout, c’est stylé, et je suis là bah je sais pas comment te dire, rien ne me procure de la joie ! Rien de ce que tu dis qui est censé être positif ne me fait sortir de mon état d’esprit actuel, qui est un état d’esprit de tunnel sous la manche. Donc voilà, et en plus y’a cette culpabilité quand tu vas pas bien, tu sais, tu te dis bah en effet je devrais être contente et j’y arrive pas, est-ce que ça fait de moi une grosse chouineuse ? Est-ce que ma peine est légitime alors que je suis en train de vivre un moment joyeux de mon existence ? Et du coup bah culpabilité, la culpabilité c’est vraiment mon meilleur ami, c’est un truc avec lequel je vis, qui est vraiment ultrachevillé à mon corps, sur lequel je travaille, je travaille énormément dessus avec ma psy. La culpabilité, la punition, par exemple moi je me punis systématiquement avant que les choses m’arrivent, si j’organise une soirée je vais me dire que personne va venir, que les gens vont trouver que tout est nul, comme ça je me suis bien punie avant, j’y vais dans une vraie mauvaise énergie comme ça si ça se passe bien, bah, au moins j’aurais été un peu… Bon c’est un mécanisme classique, mais voilà en tout cas je me punis souvent avant que les choses n’arrivent et je préfère envisager le pire, toujours, et je culpabilise beaucoup sur absolument tout, donc c’est des trucs sur lesquels je travaille, mais ça n’avait aucun rapport avec ta question ! [rire]

Mickael : Tu nous dis que tu n’as pas été bien pendant deux, trois ans. Là, ça fait quatre ans environ que ton père est décédé. Tu as entrepris une démarche qui est assez particulière, c’est que tu as décidé d’inscrire tout ça dans un livre avec une d » marche qui est la transmission narrative. Est-ce que tu peux me dire un peu comment t’es venue cette idée et aussi pourquoi tu as eu besoin de faire passer cette histoire à travers des personnages fictifs, romancés ?

Kalindi : Alors déjà je voudrais juste reprendre… C’est pas que j’ai pas été bien pendant deux, trois ans, c’est juste que j’ai été médicamentée pendant deux ans, mais du coup j’allais bien, enfin j’avais l’impression d’aller bien. Je dis ça par prévention, si ma mère écoute elle va me dire ouais, tu m’as pas dit que tu allais pas bien pendant trois ans, bon bref ! Pour le bouquin, bon déjà il faut savoir que j’avais toujours eu le désir d’écrire un roman, j’en ai déjà écrit un excessivement mauvais que j’ai écrit quand j’avais environ seize ou dix sept ans, que j’ai commencé à écrire, que j’ai terminé au fil des années, et il s’avère que ce roman était à l’intérieur d’un ordinateur qui m’a été volé par des cambrioleurs il y a quelques années. Je suis vraiment ravie qu’on m’ai débarrassée de cette charge, vraiment quelqu’un est venu et m’a dit cette merde n’existera plus dans ton esprit, regarde, je la prends, je vais la revendre quelque part ailleurs ! Si ça se trouve un jour ce bouquin va être publié et je vais être là attends, mais c’est mon bouquin de merde, ça ! C’est le bouquin qui m’a été dérobé, tu vois, ce sera marrant. Bref, mais donc voilà j’avais des velléités de toute manière d’écriture de roman, c’était une certitude, et en fait je vais dire un truc peut être un peu dur, mais c’est que… La mort de mon père était un peu… Enfin j’avais un truc sur lequel écrire qui était un peu intéressant, parce que mon premier roman ça parlait d’une nana qui vivait avec un homme, une nana de dix-sept ans qui vivait avec un trentenaire, une relation extrêmement abusive, violente et sexuellement, et mentalement, et moralement, c’est quelque chose que moi même j’avais traversé, que j’avais vécu, que j’avais envie de raconter, et en fait je me suis rendu compte que l’écrire juste pour me délester de ce que j’avais vécu c’était suffisant, je n’avais pas besoin d’en faire un objet de littérature parce que vraiment c’était pas bien, tu vois. Et en fait je me suis dit que… Quand mon père est mort j’étais suffisamment mature, quand même, j’avais vingt-six ans ! J’étais journaliste avant, j’écrivais… Pour avoir trouvé un petit peu ma patte et pour savoir que ce que je voulais, en littérature, c’était de ne jamais écrire quelque chose de trop sérieux, c’était toujours de concilier et le drame et la comédie, parce que pour moi une bonne comédie contient toujours des éléments dramatiques, et un bon drame contient toujours des éléments… enfin d’après moi, hein, j’aime un livre dramatique à en mourir quand il m’a quand même un peu fait rire, même si c’est rire jaune, rire… Et donc j’avais pour velléité d’écrire quelque chose qui viendrait combiner ces deux émotions-là, qu’on dit souvent un peu contraires alors qu’elles sont tout à fait capables de se rejoindre, et pour le meilleur d’ailleurs ! Et en fait la mort de mon père m’a donné ce sujet si précieux sur lequel écrire, le deuil. En fait, le postulat de ce roman, c’est ce que j’ai pas dit et que j’aurais du commencer par raconter, le postulat du roman est vrai, donc c’est-à-dire, je pitche un petit peu peut être ! Mon roman s’appelle Les jours mauves, il sort le 2 mai aux éditions Lattès, et c’est l’histoire d’une jeune femme de trente ans qui s’appelle Indira, qui le jour où son père… Le jour où elle doit incinérer son père se murge la tronche, est un peu sous cachetons, et en fait… Bon, et quoi, elle est avec ses copains, et les copains de son père, et elle se dit bah ce serait super cool de rendre un dernier hommage à Papa, et ce serait super d’aller jeter ses cendres du haut de la montagne qu’il gravissait tout le temps à vélo comme un forcené, et donc elle va entreprendre un road trip depuis Paris jusque Superbagnères à Luchon, dans les Pyrénées, et voilà, et donc c’est l’histoire de ce voyage, quasiment en huis clos dans cet autocar, avec évidemment plusieurs péripéties qui se déroulent à l’extérieur. Et en fait ce postulat est vrai, c’est-à-dire que moi quand mon père est mort, la cérémonie, l’incinération a été… Pas l’incinération en soi, c’est jamais, cramer quelqu’un c’est jamais le truc le plus fun à observer, tu vois, mais après, la cérémonie, organisée en plus par la mairesse de Puteaux qui avait été vraiment super sympa, qui est fan de mon daron, donc elle nous avait filé une salle, machin, plein de petits fours, on avait rien eu à faire, bah c’était un moment hyper fun, on était super nombreux, et en fait on s’est marrés, quoi ! Et j’ai dit aux potes de mon père, mais ça vous dit pas, on fait un road trip cet été, on va foutre papa en haut de Luchon… Ils m’ont tous dit bah super ! Et j’avais commencé à me renseigner, louer un autocar, louer une piaule là-bas, le monde, les potes avaient tous répondu par la positif, et puis Covid qui nous tombe dessus, donc le Covid nous empêche de vivre cette aventure pour de vrai, et du coup je me suis dit cette aventure que j’ai pas pu vivre, je vais l’écrire, je vais l’inventer, et donc Les jours mauves c’est le voyage que j’ai pas pu faire. Bah l’autofiction en fait elle s’est imposée en… à moi du fait que mon sujet c’était le deuil, et ce que j’avais expérimenté au plus proche c’était le deuil de mon père donc ça me semblait logique de reprendre cette hist… cette affaire, mais j’en envie de dire que l’autofiction c’est très dur, c’est pas dur à écrire, en tout cas pour moi ça a pas été difficile, ça a été fun, globalement on dit ouais, quand on doit écrire, on doit aller mal, on doit s’enfermer, dans le noir, tu sais ce cliché de l’écrivain torturé, moi ça a été fun de A à Z d’écrire mon bouquin, à part à un moment donné ma mère a lu un chapitre, elle a pas aimé, ça m’a bloquée dans mon écriture, enfin bon bref, mais globalement moi ça a été super fun d’écrire cette histoire. Ce qui est très dur c’est maintenant que le livre s’apprête à sortir, c’est je sais que je vais devoir me confronter au regard des gens que j’ai réécrits, sur eux-mêmes, mais la version réécrite, tu vois, c’est-à-dire qu’évidemment, tous les personnages de mon roman ou quasiment tous s’inspirent de mes amis, de ma famille, et de ma mère donc ma famille, mais… Là où je me suis le plus amusée c’est à les réécrire, c’est à pousser leurs curseurs, c’est à rendre un personnage un peu agaçant vraiment très agaçant, un personnage super gentil trop gentil, qui se faire boloss, enfin tu vois j’essaie de pousser un peu les curseurs de mes personnages, et donc j’ai peur que mes amis qui sont si flattés que je parle d’eux dans un roman ne se reconnaissent pas dans les personnages que j’ai écrits et se disent y’a trahison, y’a traitrise, y’a demande d’explications, tu vois, donc je me suis surpréparée, j’ai pas arrêté de prévenir les gens, attention, dans les personnages que vous allez lire, ça n’est pas vous, y’a un peu de vous le reste j’ai inventé, dans autofiction y’a fiction, et je préfère m’attacher à fiction qu’à auto, vraiment, donc pour moi c’est ça qui est très difficile à envisager dans cette affaire d’autofiction, c’est vraiment le regard que vont poser les gens que j’aime et que j’ai réécrits, et j’espère qu’ils verront ma réécriture comme un hommage et comme une envie de les rendre encore mieux que ce qu’ils sont que comme un moyen de me moquer d’eux parce qu’à aucun moment y’a une démarche de moquerie ou de malveillance dans ce que j’ai écrit. J’espère que ça se lit, c’est quand même un livre qui est, j’ai l’impression, plein d’amour, plein d’amour pour les gens qui m’entourent. Ce qui a été très important dans le fait d’écrire ce voyage que je n’ai jamais pu faire c’est que bah précisément ça m’a permis de vivre cette aventure que j’ai pas pu vivre, et donc j’envisage le, la mort de mon père différemment parce que j’ai réussi via ce roman à me réconcilier avec lui, en le réécrivant, mon père n’est absolument pas l’homme que vous pourrez lire dans Les jours mauves, il était différent, je lui ai inventé énormément de choses, énormément d’amour, oh mon dieu il en mourrait cent fois s’il savait de qui je l’ai fait tomber amoureux, et du coup en réécrivant mon père j’ai fini par me réconcilier avec toutes les facettes de lui que je n’aimais pas. Et je peux te dire qu’aujourd’hui ce livre m’a complètement permis de faire mon deuil, même si je me disais en répondant à ta question juste avant que je traverse une période compliquée, mais c’est parce que le bouquin va sortir, il va appartenir à l’intelligence collective, c’est-à-dire il est sorti de moi, ça y’est, il est déposé ailleurs, les gens vont pouvoir s’en emparer, ça n’est plus mon histoire ! C’est l’histoire de tout le monde, tu vois, ça existe comme objet de fiction. Donc voilà c’est, je repasse par une période un peu difficile, mais il y a eu un moment exceptionnel c’est le moment où j’ai écrit fin, j’ai mis un point à l’histoire et que j’ai fermé mon Google doc… J’ai eu un vrai, tu sais ce truc de quand tu vas en session d’analyse, de thérapie ou quoi, et tu as fait une grosse session où tu as déposé énormément de choses et tu repars et t’as, mine de rien, l’expression est convenue, mais un poids en moins sur tes épaules, parce que c’est vraiment ça, personnellement c’est ça que je ressens c’est comme si on m’avait vraiment enlevé une charge qui pesait sur tout mon corps, quoi, et quand j’ai écrit fin, que j’ai mis un point et que j’ai fermé mon Google doc j’ai fait pfiou ! Et j’avais déposé tout ce que j’avais à déposer dans ce roman. Non pas que mon roman soit un traité analytique de quoi que ce soit, c’est un roman léger, c’est une comédie qui n’a aucune velléité… Voilà, de raconter des vrais trucs de psychologie et de psychanalyse, mais en tout cas moi c’est comme ça que je l’ai expérimenté, ça m’a vraiment soulagée de réécrire ma vie. Et puis moi je suis une enfant unique, j’ai grandi dans l’ennui absolu avant de pouvoir commencer à vivre avec des amis en coloc, à partir en vacances avec mes amis, avec mes mecs, et tout, j’ai passé énormément de temps seule, j’étais non seulement fille unique, mais en plus j’avais une mère qui était hôtesse de l’air qui était souvent pas là et un père qui travaillait le soir, donc j’étais beaucoup toute seule. Et quand on est tout seul j’ai remarqué que, chez beaucoup de mes amis qui sont enfants uniques, parce que j’en ai quand même pas mal, on se regroupe finalement, j’ai remarqué qu’on est tous, pareil je vais peut être dire un énorme cliché, mais en tout cas pour mes amis et moi on est souvent dans notre tête, à réfléchir, des histoires, à être assez imaginatifs, et du coup le procédé de fiction et d’autofiction, d’écrire des choses à partir de mon vécu, mais de les réécrire, de les transformer en matière fictionnelle, c’est quelque chose que je fais depuis toujours, depuis que je suis petite fille, et même que je fais dans mes podcasts, des fois je prends une histoire qui m’est arrivée, qui est marrante mais qui est pas exceptionnelle, je twiste un peu pour que ça soit plus marrant ! Et des fois ma mère m’écoute elle me dit c’est pas exactement comme ça que ça c’est passé et je lui dis oui c’est pas exactement comme ça que ça s’est passé, mais qu’est-ce qu’on s’en fout, les gens ils m’écoutent parce qu’ils ont envie d’avoir une histoire qui est marrante, ils ont pas envie d’avoir exactement la vérité. Moi la vérité m’a jamais intéressée, je déteste les informations, j’ai été une très mauvaise journaliste je pense parce que la quête de la vérité ne m’intéresse absolument pas, sauf quand c’est pour des enjeux géopolitiques où évidemment qu’on veut savoir, tu vois ! Mais moi je suis tout à fait OK avec le fait que parfois on romance un petit peu notre existence, notre vie, mon film préféré c’est un film qui s’appelle Big Fish, qui est un film de Tim Burton, c’est l’histoire d’un homme qui est mourant et qui est fâché avec son fils depuis des années, et comme il est mourant bah son fils revient à son chevet et en fait ce que le fils ne supportait pas chez son père c’est qu’il passait sa vie à raconter des grandes histoires pour fasciner tout le monde, être un peu le centre de l’attention, et lui il était là Papa, je sais que tes histoires elles sont pas complètement vraies. Il va s’asseoir au chevet de son père, il va écouter les grandes histoires à nouveau de son père, il va comprendre qu’en effet tout n’est pas vrai, qu’il y a toujours une base de vraie et que c’était toujours ultra romancé, et il se dit c’est pas grave, c’était ça mon père, c’était un conteur devant l’éternel, et mon père était un petit peu comme ça, c’était quelqu’un qui fabulait un petit peu, c’était jamais complètement faux, mais c’était jamais complètement vrai non plus. Et moi j’aime bien twister un petit peu la réalité et c’est pour ça que l’autofiction c’était parfait pour moi je pense, en tout cas comme procédé littéraire, et voilà.

Mickael : Comme tu dis c’est un ouvrage d’autofiction donc il y a une base qui est quand même vraie, avec comme tu l’as dit des parties qui sont romancées, des personnages qui sont réécrits et également celui de ton père. Comment est-ce que tu envisages, comment est-ce que tu appréhendes la période de promotion où tu vas devoir parler de ce livre qui risque de te rappeler quand même des souvenirs qui sont à la base de l’histoire ?

Kalindi : Je le vis très mal ! Globalement j’ai très peur de la partie promotionnelle, pas tellement parce que j’ai peur qu’il refasse ressurgir des émotions, parce que globalement toutes les émotions que ça peut faire ressurgir je les ai vécues quand j’ai écrit le bouquin, tu vois. Mais plus, et ça c’est un truc sur lequel je travaille énormément avec ma psy, comme j’ai réécrit la figure paternelle que je l’ai complètement transcendé, que je l’ai fait explorer sa sexualité différemment, j’ai peur quelque part de trahir mon père. Trahir ce qu’il était vraiment au profit de moi, mon intérêt, qui était de me réconcilier avec lui en le réinventant. Et du coup, toujours ce, cette amitié puissante avec la culpabilité, je suis tout le temps en train de me dire mon dieu, mais et si papa lisait ce livre, qu’est-ce qu’il en penserait, et ma psy arrête pas de me dire, mais votre père est mort, donc de toute façon il va pas le lire, on s’en fout complètement ! Elle le dit pas dans ces termes-là, c’est une psychanalyste, donc bref… Elle a rien dit, d’ailleurs, quasiment, mais euh… Mais euh… Ouais en fait je crois que c’est ça que j’appréhende beaucoup pour la suite, c’est de devoir passer mon temps à parler de cette figure paternelle, en me disant mon dieu, mais il était tellement pas comme ça, est-ce que le je trahis, est-ce que j’ai le droit de le trahir, et en fait c’est de la fiction donc oui, évidemment, je fais ce que je veux ! En plus j’ai réécrit mon père pour en faire quelqu’un de mieux encore que ce qu’il était dans la réalité, en tout cas j’ai l’impression, je veux dire j’aurais transformé mon père en nazi, oui ça aurait été u ne trahison terrible et je pense que je l’aurais encore plus mal vécu, mais bon là pour le sublimer, j’estime que, enfin, je vais essayer d’estimer que c’est OK pour toute cette partie promotionnelle. Mais pour ce qui est du reste, je… Ça va, j’appréhende pas trop ce truc d’émotions qui vont ressurgir tout simplement parce que je les ai tellement embrassées en écrivant le roman que je pense que je suis prête, je suis prête à ça. Mais moi qui appréhende tout ce qui va se passer en effet en termes d’émotions avec la sortie du bouquin et la trahison ou non de la figure du père, et je prends toutes ces émotions-là et je les fous ailleurs, cette faculté à, quand on a quelque chose, un objectif en ligne de mire et qu’on est en train de le toucher du doigt, et bah d’un coup hop on va aller switcher, on va aller mettre notre attention sur un truc complètement différent, et moi c’est comme ça que je survis à mon stress, parce que moi je suis quelqu’un de… d’excessivement anxieux, d’excessivement angoissé, ce qui n’est pas facile à vivre pour la personne qui partage mon existence, et donc voilà, ce moment-là, je t’avoue que l’arrivée du bouquin est un des trucs qui me fait le plus stresser au monde, et puis aussi tu sais y’a, on a parlé évidemment du regard intérieur, du mien, de celui potentiel des amis et de ma famille, mais il y a aussi le regard extérieur, des gens qui me connaissent pas, qui vont avoir cet ouvrage entre les mains et qui vont eux juger certes une histoire de fiction, parce que l’histoire est complètement fictive, mais à travers mon héroïne c’est moi qui parle, et mon héroïne c’est moi, donc on va devoir indirectement porter un jugement sur la personne que je suis, avec mes angoisses, avec ma manière d’appréhender l’existence, Indira mon héroïne c’est vraiment moi de A à Z, en peut-être un peu pire genre elle est vraiment pas toujours aimable, moi j’essaie d’être polie a minima avec les gens quoi, et donc du coup je, évidemment que là il y a aussi une phase d’appréhension de mon dieu, les gens vont avoir un regard sur mon héroïne, et mon héroïne c’est pas quelqu’un que j’ai inventé, c’est littéralement ma personne, donc il va y avoir un travail à faire je pense pour me dire voilà, s’ils détestent, s’ils détestent ce personnage, finalement c’est pas exactement moi, ça reste un personnage de livre, il faut que je m’en détache, et puis il faut que j’apprenne aussi à être un peu plus tough, tu vois, et me dire les gens ont un avis, c’est le leur, ça leur appartient… Mais bon pour l’instant j’ai eu des critiques positives, donc on va espérer que ça dure ! Mais il y aura forcément des gens qui vont pas aimer, et ça va m’atteindre, moi je prends tout pour moi, tu peux faire une critique sur la forme carrée du bout de mes chaussures et ça va me faire trois semaines où je vais me dire que tu me hais et que j’ai aucun style, ce qui est vraiment assez superficiel comme crainte, mais voilà, j’ai tendance à tout prendre pour moi, à être extrêmement anxieuse et stressée donc évidemment que la sortie ça ne remue pas que des choses dans mon giron, mais aussi ma crainte du regard des autres sur moi et sur mon travail, parce que encore plus que moi, à la rigueur qu’on me juge j’ai l’habitude, mais je veux dire j’ai été journaliste dans la presse web pendant des années, donc me faire insulter c’est vraiment mon lot quotidien, limite j’aime ça, tu vois, mais là c’est aussi que les gens vont porter un regard sur mon travail, sur ce qui fait que je gagne de l’argent, sur ce qui me définit un peu en tant qu’être humain au cœur de la société capitaliste tu vois, ça, c’est dur, donc c’est beaucoup d’appréhension là encore.

Mickael : J’ai deux questions en une…

Kalindi : OK ! [rire]

Mickael : La première c’est pourquoi avoir voulu transformer ton père en quelqu’un de mieux que ce que tu juges qu’il a été ? Et pourquoi Les jours mauves ?

Kalindi : Pourquoi j’ai voulu transformer mon père en quelque chose de mieux que ce qu’il était, sans doute pour me réconcilier avec lui, parce que si je m’étais cantonnée à simplement… Enfin, même pas, je sais pas vraiment en fait, je pense que… Y’a ce truc de… Je voulais rendre hommage à mon père, et pour moi lui rendre hommage c’était faire ce qu’il avait fait de sa vie à lui, c’est toujours se raconter en mieux que ce qu’il était vraiment, je pense que le plus bel hommage que j’aurai pu lui rendre c’était vraiment de faire comme il faisait, de fabuler un petit peu et de le raconter mieux que ce qu’il était dans la réalité. Et parce que pour moi je pense que… Pour moi c’est très thérapeutique de réécrire la vie. Moi je te dis je suis beaucoup dans ma tête, je m’invente beaucoup de trucs, et souvent pour traverser des drames, je vais essayer dans ma tête de les modeler de manière un peu joyeuse ou je sais pas, je vais essayer de m’inventer des trucs, tu vois. Et je pense que c’est ce qui s’est passé dans ce bouquin, et puis… Honnêtement, réécrire c’est vraiment un de mes grands plaisirs, c’est ce que je fais depuis toujours et puis… Et puis je te dis je pense que c’était vraiment une manière de me réconcilier avec Papa parce qu’il m’a quand même bien fait chier et si j’avais écrit un bouquin pour dire tu m’as quand même bien fait chier avec ton caractère de merde et tes habitudes de merde, et ci, et ta colère, et ta jalousie, et ta misogynie, ça existe dans le livre, hein, il est comme ça ! Il y a quand même ce truc de public, tu vois, je vais offrir la figure de mon père à une foule, une foule composée de peu de gens peut être, mais bon, une petite foule, quoi. Et j’avais pas envie que mon père soit jugé par les autres, il était imparfait mon père, et en effet il était misogyne, il était problématique à plein d’égards, oui il disait quand on ouvre le dictionnaire à pute y’a une photo de ta marraine, oui c’est des choses comme ça ! [rire], mais j’ai aussi envie que les gens se disent c’était un mec marrant, c’était un mec d’une profonde gentillesse, d’une profonde générosité, d’un profond altruisme, et j’avais envie de pousser les curseurs de ce qui faisait de lui quelqu’un de bien aussi parce que j’avais envie de la clémence des autres à son égard, c’était très important, et c’est… Ouais je pense que quand tu perds quelqu’un comme une figure… Enfin comme une des personnes qui t’a donné la vie, à moins que tu sois, enfin je veux pas parler pour les autres, mais moi en tout cas j’ai eu envie de rendre hommage, de rendre hommage à la personne qu’il aurait pu être plutôt qu’au gars pénible qu’il a été la plupart du temps. Et pourquoi Les jours mauves ? Les jours mauves c’est la première phrase de mon roman, il commence par Les jours mauves sont mes préférés, ils n’existent à ma connaissance que sur l’ile de mon père, bla bla bla, et ce sont les mots qui terminent le roman aussi, et donc ça crée une boucle à l’intérieur de mon récit, c’est un gimmick à l’intérieur y’a plusieurs fois où mon héroïne a l’impression d’apercevoir un ciel, un ciel qui est plutôt mauve, et en fait je me suis inspirée des plus beaux couchers de soleil que j’ai vus dans ma vie et qui étaient à l’ile Maurice, le pays de mon père, assez indirectement j’ai fini par associer l’image de mon à l’image de ces cieux mauves, c’est directement en hommage au souvenir de mon père, et voilà c’est quelque chose qui va, qui va un petit peu être un fil rouge tout au long du roman, et c’est un jour mauve aussi le jour où elle apprend que son père meurt, et elle dit que c’est le seul jour mauve que Paris ait jamais connu, parce que d’habitude c’est des crépuscules qu’elle voit dans le pays de son père et que maintenant qu’il est parti ça y est, elle se doute qu’il se passe quelque chose quand elle voit ce jour si mauve se lever au-dessus d’elle. Voilà.

Mickael : Est-ce que tu as l’impression que ce processus d’écriture t’a aidée finalement à avancer dans ta compréhension de toi, mais aussi dans ton deuil de manière plus générale ?

Kalindi : Ouais ! Donc ce roman je l’ai écrit, je pense en… En tout bout à bout en quelques mois, j’ai mis huit mois à peu près, et donc pendant ce premier jet j’ai eu le temps d’introspecter. Alors je voudrais juste dire un truc que j’ai pas dit et qui pourrait être intéressant : aujourd’hui quand je lis mon livre, y’a un truc qui est terrible, c’est que je me dis c’est pas comme ça que je l’écrirais aujourd’hui, mais du tout du tout du tout ! C’est-à-dire que je l’ai écrit à un moment où je pense que j’avais pas encore assez de recul sur ce qui m’était arrivé, sur le deuil, et du coup je me suis cachée, j’ai caché mes émotions derrière énormément de blagues, énormément d’humour, alors dans le bouquin les trois quarts des vannes ont été enlevées, mais dans le premier jet y’avait énormément de blagues. Et un jour mon éditrice m’a dit, mais qu’est-ce que tu caches derrière toutes ces vannes ? Parce que j’ai vraiment l’impression que tu caches quelque chose. Et oui, je cachais la sincérité de mes émotions, toutes les émotions de manière globale qui me traversaient et qui n’étaient pas forcément positives, je les cachais derrière ces remparts humoristiques. Et donc aujourd’hui que j’ai assez de recul sur la situation, je pense que je me permettrai un style beaucoup plus dépouillé, d’ailleurs je pense que pour mon prochain roman qui parle aussi de deuil, mais qui est complètement fictif, qui s’appelle Tous les hivers d’Anchorage, ce que j’écris c’est vraiment plus straight to the point, c’est vraiment direct, y’a pas de, y’a pas mille blagues partout, c’est vachement plus à l’os. Et donc quand je relis mon livre aujourd’hui je me dis putain, c’est terrible, parce que j’écrirais plus comme ça. Et c’est précisément parce que j’étais en train de traverser une période introspective qui était tellement profonde que je m’autorisais pas je pense à écrire tout ça, parce que je me disais, mais qui ça va intéresser ? Y’a ce truc aussi, mais qui ça intéresse mes petits sentiments ? Et en fait j’ai appris aussi en écrivant, en réécrivant, en lisant les autres, en regardant les œuvres des autres qui parlent toujours un peu d’eux que c’est par l’intime qu’on raconte l’universel, forcément c’est en se racontant un petit peu soi, en livrant un peu de ce par quoi on est passé, qu’on va parler au plus grand nombre, parce qu’en fait on passe tous par les mêmes trucs, on passe tous par le deuil, par la maladie machin, c’est la vie, quoi. Et donc aujourd’hui que j’ai plus de recul, je me permettrais une écriture plus à l’os et plus dans l’émotion, tout ça pour te dire que j’ai eu carrément l’impression que ce livre… De faire mon deuil en écrivant ce livre, de me réconcilier ce que je te disais avec mon père en écrivant, et en le fermant je me suis vraiment sentie soulagée, néanmoins aujourd’hui il n’aurait pas cette apparence-là, et c’est pas grave, on en parlait tout à l’heure en off toi et moi, c’est très difficile parce que qu’est-ce que ça va être dans un an, je vais relire ce livre je vais me dire putain, le temps a vraiment passé, et putain, mais en fait ça me plait plus du tout ce que j’ai écrit, ça ne correspond plus du tout à mon état d’esprit actuel sur cette situation ! Mais non, en fait, il faut accepter qu’on évolue, que notre point de vue il évolue, sur la société, sur ce que font les autres, mais surtout sur ce qu’on fait nous-mêmes, et là je pense que si je devais réécrire Les jours mauves, si dans un an je me dis qu’est-ce que je vais écrire aujourd’hui, bah j’écrirai quelque chose de beaucoup plus sérieux, quoi. Et c’est pas grave, faut faire la paix avec le fait qu’on écrit des choses à des moments de nos vies avec l’envie qu’on a à ce moment-là, et on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a au moment où on le fait, évidemment on le ferait plus pareil plus tard, mais c’est comme ça, faut faire la paix a          vec ! Et voilà, mais ça, c’est vraiment un gros travail, parce que l’autre jour, tu sais quand tu publies un bouquin tu as d’abord l’écriture, les multiples réécritures puis après tu as les relectures sur épreuves, les premières épreuves, les deuxièmes les troisièmes, et donc tu te relis systématiquement, et plus tu te relis plus tu te dis, mais ça va pas, mais cette première partie elle est à chier, mais qu’est-ce que j’ai voulu dire ? Ça ne veut rien dire, enfin si ça veut dire quelque chose sinon je l’aurais enlevé, tu vois, mais pourquoi elle dit ça à ce moment-là, en fait j’aurais dû lui faire dire ça, et puis bon, au bout d’un moment il faut savoir poser le stylo. Et c’est une question que j’avais posée à Bernard Werber il y a des années en festival, est-ce que vous pouvez me dire quand est-ce qu’on pose le stylo et qu’on se dit bon bah c’est terminé on arrête de réécrire, il m’avait dit bah moi j’arrête de réécrire parce que je dois rendre à mon agent, tu vois, et à mon éditeur, donc, mais sinon je ne sais pas s’il y a une recette miracle de ah ça y’est, enfin on est content de notre œuvre, surtout quand on écrit sur un truc super intime où t’as l’impression que vraiment c’est l’œuvre de ta vie, alors que pas du tout, je suis sure que dans dix ans… Je me souhaite que dans dix ans j’aie écrit des trucs dont je serai plus fière encore que je ne suis fière actuellement, et je suis déjà très fière de moi d’avoir été au bout d’un projet qui me tenait à cœur, ce livre me fait travailler énormément de choses, notamment l’indulgence envers moi-même, et je me dis en effet, bah tes dernières épreuves tu les as pas aimées, j’aurais voulu réécrire toute la première partie, mais euh… C’est pas grave en fait, c’est ce que tu as voulu écrire au moment où tu l’as écrit, c’était y’a un an et demi, c’était OK de vouloir l’écrire comme ça à ce moment-là.

Mickael : Merci beaucoup, Kalindi, d’être venue dans cette émission pour nous partager ton expérience et aussi ta belle énergie. Et on te souhaite également tout le succès pour ce roman Les jours mauves qui paraît chez Lattès cette année.

Kalindi : Merci beaucoup, Mickael, j’étais ravie de faire cette émission. J’espère que j’ai pas dit trop n’importe quoi parce que parfois ça n’a ni queue ni tête, voilà ! Mais c’était un plaisir de partager ce moment avec toi.

Mickael : Merci.

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