Si vous lisez cet article, vous savez déjà très probablement ce que sont les troubles des conduites alimentaires. Il ne me semble pas pertinent de les redéfinir in extenso dans cet article. En revanche, il existe peu de données qualitatives permettant de comprendre le parcours de vie qui peut mener à de tels troubles et les maintenir. Explorons ensemble des extraits des témoignages de Coralie, de Mickael et d’Assara, souffrant respectivement d’anorexie restrictive, de boulimie et d’hyperphagie.
La société comme catalyseur
Quand on évoque les troubles des conduites alimentaires, on pense souvent au poids de la société. Il s’agirait de troubles contemporains, forgés par les canons de beauté prônant la maigreur, et un mode de vie « sain ». En réalité, de tels comportements, notamment de restriction, ont de tout temps été valorisés et même considérés comme une marque de sainteté. L’hindouisme, le jaïnisme, le christianisme, ont tous à un moment mis en avant l’ascèse, la privation de tout par renonciation et sacrifice de soi. Ainsi, des personnes d’une extrême maigreur n’étaient pas forcément considérées comme étant malades ou en mauvaise santé. Au contraire, cette capacité de contrôler à l’extrême ses besoins et ses désirs était une marque de prestige.
De nos jours, cette valorisation persiste. Aux yeux de la société, l’apparence physique, dans la vie réelle ou la présence virtuelle en ligne, est extrêmement importante : les apparences semblent souvent compter plus que la personne elle-même. N’a-t-on pas suffisamment d’exemples de personnalités ayant eu recours à des procédés de chirurgie esthétique pour lancer ou relancer leur carrière en paraissant plus « présentables » ?
« Dans la société dans laquelle on est, on n’a pas le droit d’être gros, on n’a pas le droit d’avoir des défauts sur le corps »
« J’étais peut être un peu complexée, mais c’est des complexes que toutes les femmes peuvent avoir aujourd’hui »
« Les gens me regardaient, voyaient que j’avais perdu du poids, me trouvaient bien. […] Et je dirais qu’en fait tout a commencé ici. »
Coralie
Des recommandations d’hygiène de vie sont également mises en avant, souvent pour répondre à des opportunités de marché. Sous couvert de promouvoir une bonne santé, on propage à coup de marketing publicitaire et avec la caution de médecins peu scrupuleux des pratiques dangereuses.
« On a tous les soirs sur toutes les chaines de télévision des promotions pour des régimes alimentaires qui sont totalement dangereux. Je ne donnerai pas de nom, mais il y en a certains qui proposent à des personnes qui sont en situation d’obésité de passer du jour en lendemain à moins de 1000 kcal par jour : c’est totalement délirant ! »
Mickael
Parfois même, les pratiques telles que les régimes restrictifs, dont on sait qu’ils ne sont pas efficaces sur le long terme, sont promues de manière insidieuse, par exemple à l’aide de jeu. Or, on sait que la ludification augmente souvent l’engagement dans un processus assisté par technologie.
« Et je me souviens quand j’étais petite c’était sur les téléphones, il y avait des sortes de jeux régime ! Et ça, j’étais en cinquième, sixième je pense. Je me rappelle cette obsession avec le régime, cette obsession avec la perte de poids, cette obsession… il fallait que je perde du poids, et donc du coup ça a continué, j’avais toujours cette notion ‘il faut que je fasse attention’ «
Assara
L’entourage proche et la famille peuvent être des sources de renforcement positif de la minceur, voire des persécuteurs de ce qu’ils considèrent, dans leur propre conception, comme un corps gros. Souvent, cela intervient dès l’enfance, et forge ipso facto des schémas de pensées durables, voire des traumatismes et des problèmes d’image et d’estime de soi qui persisteront.
« Je pense que c’était vraiment un but esthétique, il fallait que je sois pas trop grosse, il fallait que je sois toujours belle, et qu’on se dise pas ‘Assara, elle est grosse’. Et aussi c’était coller à ce que je voyais partout en gros, je me disais ‘mais attends, comment ça se fait que ton corps ne ressemble pas à celui de Nicole Riccie ?’ «
« Il va falloir que je redouble d’efforts parce que non, je serais pas grosse, je suis pas grosse, c’était tellement mal vu dans ma famille que je pouvais pas. Et puis il fallait que je reste jolie, on me le disait tellement tout le temps, que j’étais belle, etc. C’est un peu le problème avec pas mal de filles, on leur dit tellement qu’elles sont belles qu’elles n’ont plus rien d’autre »
Assara
Une autre question est celle du genre. On le sait, les hommes ont plus de difficultés à parler de leur santé mentale. Par ailleurs, dans les représentations collectives, c’est le corps mince des femmes qui est mis en avant. Finalement, on trouve assez peu de mise en avant du corps masculin maigre, plutôt un physique d’athlète ou de body-builder. Or, cela conduit à des sous-diagnostics et une sous-estimation du nombre d’hommes touchés par des troubles des conduites alimentaires.
« C’est essentiellement l’image de la femme mince qui est valorisée, alors que le corps des hommes est souvent un non-sujet, on parle très peu du corps des hommes »
« On parle essentiellement des troubles des conduites alimentaires au féminin. Or, il y a quand même 10% d’hommes parmi les personnes diagnostiquées avec un trouble des conduites alimentaires et on a tendance à les passer sous silence. Ça ne favorise pas forcément la reconnaissance et la prise en charge de ces troubles »
Mickael

Le déni et la négation du corps
Ce qui empêche aussi le diagnostic, et donc la prise en charge, tant chez les hommes que chez les femmes, c’est une immense part de déni du caractère pathologique de ses comportements alimentaires mais également de son état physique.
« Aujourd’hui, je me demande en fait comment je faisais pour me priver de tout ça. Je pense que quand on est dedans il y a une force, une volonté de contrôle à toute épreuve, et bien sûr que c’est dangereux ! »
« Aujourd’hui je me rends compte que c’était complètement fou en fait de me priver de tout ça ! Et surtout j’ai conscience aujourd’hui que je détruisais mon corps »
« À l’occasion d’examens pluridisciplinaires, le terme d’anorexie a été abordé pour la première fois en 2008, et c’est vrai qu’à ce moment-là je n’y ai pas forcément prêté attention. C’est vraiment quelque chose dont je me suis rendu compte assez récemment, en 2021, en parcourant mes dossiers médicaux »
« Je n’ai pas le souvenir, en tout cas aujourd’hui, d’avoir eu des conduites restrictives, mais je sais que j’ai toujours beaucoup marché »
Coralie et Mickael
Au-delà du déni, il y a aussi ce que l’on appelle la dysmorphophobie, c’est-à-dire la focalisation excessive sur un supposé défaut du corps, mais aussi une négation de son corps et une déformation de l’image de soi.
« Quand on est dedans on n’a aucun recul sur la situation, on ne voit pas les corps qui changent, qui deviennent minces, décharnés, certains complètement osseux »
« Je n’ai pas de photo parce que je ne laissais personne me prendre en photo, je n’avais pas envie de voir mon reflet »
« Une fois, on était allées faire les boutiques pour acheter des sous-vêtements. Je regarde la vendeuse, je lui donne mes tailles : j’ai besoin d’un bonnet D et en culotte du 38. La vendeuse m’a regardée et m’a dit ‘Je ne suis pas sûre que ce soit votre taille, peut être qu’il vous faut du 36, voire du 34’. Puis je l’ai regardée avec des grands yeux, je lui ai dit que je connaissais ma taille de sous-vêtements, ma taille de culotte en fait ! Et elle m’a apporté différentes tailles… C’était bien le 34 qui taillait juste et en fait je n’avais pas remarqué avant ce moment-là que je flottais dans mes culottes »
« Dans ces troubles-là, comme l’a dit Coralie, on ne se voit pas tel que l’on est, en fait »
Coralie et Mickael

Le déclic
Heureusement, dans beaucoup de cas, un déclic surgit un jour, permettant la prise de conscience de la maladie et, partant, de la nécessité d’une prise en charge.
« J’ai une soeur jumelle qui a joué beaucoup son rôle dans mon aide parce que j’avais un reflet au final qui n’était plus identique, ma soeur qui me ressemblait toujours… Il y a quelques années, j’étais devenue totalement différente d’elle, et c’était ma première claque. La première claque que j’ai prise c’est quand je l’ai vue me regarder, s’inquiéter et dire que ce n’était pas normal »
« Avec le temps j’ai aussi rencontré quelqu’un qui m’a donné envie de sortir de ce cercle vicieux et de dire qu’en fait non, ce n’est peut-être pas la vie que tu as envie de vivre, le fait d’être dans le contrôle »
« Ma soeur m’a demandé de regarder un film sur Netflix, To the Bone, qui parle d’une fille anorexique. Et en fait cette fille dans le film… Certes elle est assez mince, mais tous les comportements qu’elle avait par rapport à son corps, j’avais en fait les mêmes. Et c’est là que je me suis dit il y a peut être un problème ! Il m’a fallu encore, je sais pas, quelques mois, presque un an pour comprendre tout ça »
Coralie
La prise de conscience, cela dit, peut être indirecte. En effet, on peut ne pas se rendre compte de ses comportements mais observer avec incompréhension et stupéfaction leurs conséquences.
« C’est comme ça que la prise de conscience s’est faite, à cause de ces crises de boulimie, parce que ce qui me posait problème, ce n’était pas du tout d’être en situation de dénutrition au départ, c’était que je prenais du poids à cause des crises que je n’arrivais plus à compenser suffisamment avec la marche. Donc la prise de conscience, c’était ça : le fait que je commençais à prendre du poids »
Mickael
Malheureusement, le déclic vient parfois lorsque les troubles sont déjà installés, chronicisés, avec des enjeux et risques vitaux : que ce soit en lien avec des pensées suicidaires ou avec des conséquences somatiques de conduites alimentaires pathologiques.
« J’avais vraiment envie d’être pris en charge parce que je ne savais absolument plus quoi faire. J’avais énormément d’idées noires à ce moment-là, parce que j’avais l’impression d’être pris dans un cercle vicieux infernal d’autodestruction, la volonté de détruire son corps qu’on n’accepte pas »
« J’ai eu ce réflexe d’en parler à un ami qui, lui-même en fait avait déjà eu ce genre de comportements. Et il m’a incité fortement à aller consulter »
Mickael
La culpabilité et la honte liées aux crises d’hyperphagie peuvent aussi atteindre un tel point qu’elles ne sont plus supportables en l’état. Elles doivent disparaitre, sans vraiment toujours savoir ce qui les a déclenchées.
« Et il y a eu un soir où là c’était plus possible, et je me rappelle avoir mangé, mangé, mangé, avoir eu des pensées extrêmement suicidaires toute la soirée, et qu’on ait frappé à ma porte. J’ai eu vraiment beaucoup de chance, parce qu’à une heure près, je pense qu’il y aurait eu quelque chose d’un peu plus grave qui se serait déroulé »
Assara

Le diagnostic
Le diagnostic peut être difficile à poser, mais il peut être encore plus difficile à accepter. Comme dit plus haut, certaines personnes auront un déclic indirect qui les fera aller consulter un professionnel. Chez la femme, l’irrégularité puis la perte des menstruations est un signe caractéristique de l’anorexie restrictive.
« Je suis allée voir un médecin parce qu’à un moment ça commençait à ne pas aller dans mon corps, j’étais faible, je me sentais mal ; ça marchait plus au niveau des règles »
Coralie
Véhiculant en permanence l’image de l’anorexique maigrissime, on en vient à oublier que l’anorexie n’est pas forcément associée à un corps particulier. Il s’agit donc d’accepter aussi le fait qu’on est face à une maladie mentale : ses conséquences sont en partie somatiques, mais l’origine est psychique.
« Il m’a regardée, il a parlé d’anorexie, je l’ai regardé en disant ‘Vous êtes pas bien ! Une anorexique, elle est au bord du gouffre, elle est maigre, elle a la peau sur les os. Moi je suis pas comme ça !’ Et en fait, c’est là que j’ai compris que l’anorexie elle n’est pas forcément que dans le physique, que c’est une malade qui est mentale. »
Coralie

La prise en charge
Déni, déclic, diagnostic, ces 3D, sont supposés être suivis d’une prise en charge. Mais celle-ci peut s’avérer difficile à trouver. Peu de professionnels sont en réalité formés à la prise en charge des troubles des conduites alimentaires.
« Le médecin qui me suivait m’a envoyée vers un psychiatre. Mais je me suis dit que je n’avais pas envie d’être gavée de médicaments parce qu’un médecin me le dit et qu’il va croire que ça me calme. Donc je suis allée le voir, c’était un monsieur plutôt âgé, déjà je ne me suis pas sentie très en confiance, on s’est assis sur une chaise l’un en face de l’autre…Et tout ce qui est sorti de ce rendez-vous c’est qu’il trouvait que j’étais juste une gamine qui manquait de confiance en soi et que le problème allait être réglé. Ça me fait rire parce que ça a été bien pire après, les phases les plus horribles se sont déclenchées après »
Coralie
« J’avais pris un rendez-vous avec un premier diététicien qui s’est avéré être un gros connard, qui m’avait dit que je ne faisais pas d’hyperphagie, que je n’avais pas de trouble alimentaire, parce que si je faisais de l’hyperphagie, je voudrais manger du sable, et j’en mangeais pas… Puis il m’a foutue sous un régime restrictif »
« J’avais vu un psychologue, un premier, qui m’avait dit que je faisais ça parce qu’en fait j’avais un… Quand j’y pense ça me rend dingue, encore une fois, je sais pas par combien de médecins et de soignants complètement incompétents je suis passée… mais qui m’avait dit que je faisais des crises d’angoisse et de la dépression parce que j’étais noire, et qu’il y avait un gène dans les personnes noires qui faisait qu’on était dépressifs ! »
Assara
On connait bien les difficultés d’accès au soins en santé mentale en France. Si les recommandations sanitaires recommandent l’alliance de psychothérapie et de médicaments (si ces derniers sont nécessaires), la psychothérapie est difficile d’accès, car elle n’est pas prise en charge financièrement lorsqu’elle est réalisée en ville. Par ailleurs, les services hospitaliers spécialisés croulent sous les demandes, qui s’amplifient d’ailleurs depuis la crise du Covid.
« Je consultais un psychologue, du coup c’est non remboursé par la sécurité sociale, et c’est quand même un budget ! C’est quelque chose que je ne trouve pas forcément normal. J’aurais pu être remboursée pour un psychiatre, mais ce n’est pas un psychiatre dont j’avais besoin, c’est plutôt quelqu’un qui savait aller chercher en profondeur sans forcément avoir besoin de traitement, en tout cas c’était ça mon besoin »
« Pour l’instant, la prise en charge est assez légère parce qu’il y a un énorme problème d’accessibilité aux soins pour à peu près tous les troubles psychiques, qui s’explique notamment par le fait que les services publics sont totalement saturés, les consultations de psychiatrie en libéral sont extrêmement chères, notamment à Paris, et les consultations chez le psychologue ne sont pas prises en charge par l’Assurance Maladie »
Mickael et Coralie
Le bénéfice d’une prise en charge peut ne pas être immédiat, il faut parfois avancer à tâtons, tenter plusieurs alternatives, consulter plusieurs professionnels. Cela dit, chaque étape, même si elle semble dénuée d’intérêt en a toujours un — hormis si celle-ci est entachée de maltraitance.
« On avait des activités, on avait du sport, on avait des cercles de parole… Mais j’ai un peu le souvenir que cette hospitalisation ne m’a pas particulièrement donné de clé en fait. Elle m’a permis juste de faire une pause, parce que j’ai pu me reposer, et juste prendre conscience qu’il y avait un problème. En sortant, t’es en mode, bon, y’a un problème, on va faire le taf. On va trouver une solution »
« Et aussi le premier psychologue que tu vois, si c’est pas le bon, c’est pas le bon : tu peux changer de psychologue ! Parce qu’il y a beaucoup de personnes qui disent oui, mais je suis allé voir un psy et c’était nul ! T’es pas allé voir le bon psy pour toi. Il y a plein de personnes… »
Assara
Une prise de conscience collective est nécessaire pour améliorer la prise en charge des troubles psychiques, fréquents et potentiellement mortels. Rappelons que l’anorexie mentale est la pathologie psychiatrique la plus mortelle, bien qu’encore souvent glamourisée et valorisée dans certains milieux, comme nous en faisait part Victoire dans son témoignage.

Accepter et en parler
Une étape cruciale vers le rétablissement est l’acceptation du trouble. Partant, le dialogue peut être renoué avec l’entourage, et une meilleure compréhension peut souvent se mettre en place dans un cadre bienveillant.
« Du coup, j’ai commencé à leur parler, je leur ai dit ce que j’avais vécu depuis quelques années et en fait ils m’ont écoutée, et ils n’ont pas cherché plus loin, ils ont compris »
« Le fait de m’accepter, d’accepter la situation, d’en parler autour de moi, ça ouvre aussi un peu les yeux de l‘entourage, et ils arrivent enfin à mettre des mots sur ce qu’ils observaient, mais sans savoir comment réagir. Et quand on leur explique en fait par quoi on est passé, il y a souvent énormément de bienveillance en fait qui vient »
« Il y a beaucoup de personnes qui vivent la même chose que toi, donc c’est OK d’en parler, et c’est OK de chercher à tendre la main à quelqu’un, à demander de l’aide. Tu peux pas le faire tout seul. Et donc il faut pas avoir honte de demander de l’aide, il faut pas avoir honte d’aller voir un psychologue, il faut pas avoir honte d’en parler avec ton médecin, d’en parler à quelqu’un de confiance pour demander de l’aide parce qu’en fait tout seul tu y arriveras pas »
Coralie, Mickael et Assara
Si nos trois témoins en sont arrivés à cette conclusion, c’est que le rétablissement est possible quand la société se donne les moyens d’y donner accès à celles et ceux qui en ont besoin. Celles et ceux qui ont besoin d’espoir en des lendemains meilleurs. Quand on en ressent l’envie et qu’on s’en sent capable, parler est important pour diffuser ce message d’espoir.
C’est possible d’aller mieux. C’est possible d’aller bien.
Libérons la parole en ce 2 juin, journée mondiale contre les troubles des conduites alimentaires !
