"Souvent les gens me disent 'ah, moi aussi j’ai vécu quelque chose de similaire'. Et je me suis rendu compte qu’assez régulièrement, ça leur permettait de parler de sujets qui leur pesaient, dont ils n’avaient pas parlé à leur entourage.'"

HARCELEMENT SCOLAIRE, SUICIDE — Dans cet épisode, nous rencontrerons Agathe, une jeune femme qui nous partage son histoire personnelle. Agathe a perdu sa sœur il y a quelques années. Diane s’est enlevé la vie sur fond de traumatisme lié au harcèlement scolaire qu’elle a subi quand elle était adolescente. Agathe a alors entreprise une quête d’informations pour comprendre ce qui est arrivé, cherchant des réponses dans les carnets que sa sœur a laissé derrière elle. Elle qui souhaitait devenir écrivaine.

Agathe partage avec nous cette façon de gérer son deuil et de trouver un sens à une perte aussi dévastatrice. Elle souhaite lancer l’alerte sur les conséquences à long terme du fléau du harcèlement scolaire.

Bonne écoute !
Manon Combe, pour Les Maux Bleus, un podcast sur la santé mentale

Intervenant

Agathe

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Mickael : Bonjour Agathe.

Agathe : Bonjour.

Mickael : Merci de t’être proposée pour participer à cette émission. Moi j’aimerais commencer par une phrase que j’ai lue sous ta plume qui est « Les mots peuvent tuer ». Est-ce que tu peux nous expliquer ce que tu voulais dire par là ?

Agathe : Alors en fait on a repris cette phrase, ça vient d’un texte de ma sœur. Et on l’a reprise parce que c’est un texte que moi j’ai trouvé assez combatif, dans le sens où c’est un texte qu’elle envoie à l’académie en leur expliquant qu’elle est victime de harcèlement scolaire, et que même si en ce moment elle en est victime elle se rend compte que ça touche beaucoup de personnes autour d’elle et qu’elle veut partager son expérience pour qu’il y ait une prise de conscience, finalement, autour du harcèlement scolaire, en leur disant attention, moi je viens d’un environnement privilégié, dans un collège sans histoire où tout a l’air de se passer bien, et voilà ce que je vis, personne ne semble vraiment le voir, et je pense que ça arrive à énormément d’autres jeunes. Et en fait j’ai trouvé que cette lettre était vraiment combative. Malheureusement l’académie n’a pas répondu à cet e-mail qui a été renvoyé, mais j’ai trouvé que les mots étaient très forts. Et en fait dans le texte entier, ça commence en disant les mots peuvent tuer, et à la fin elle dit les mots peuvent soigner aussi, donc ça, c’est vraiment un message d’espoir.

Mickael : Donc cette histoire de ta sœur et de ta famille, tu l’as publiée récemment dans un livre qui s’appelle Le livre de Liane. Est-ce que tu peux nous parler de ton enfance avec ta sœur, qui s’appelle Diane ? Tu parles de harcèlement scolaire, de mots qui peuvent tuer, de mots qui peuvent soigner. Est-ce que tu peux justement nous parler de l’enfance que vous avez vécue ensemble pendant cette période de harcèlement que tu ignorais peut-être ?

Agathe : Nous on a eu une enfance assez paisible, j’ai grandi près de Toulouse. On avait des parents qui étaient très disponibles, beaucoup d’amis, une grande maison avec un joli jardin. On était vraiment très entourés, et moi j’ai vraiment eu une enfance exceptionnelle en fait ! On allait à la piscine, on partait au ski, on faisait du jardinage, c’était génial ! Et on était toutes les trois très proches. Je viens d’une famille de trois filles, on se prêtait nos affaires… C’était chouette ! C’était beaucoup de bonheur, et je pense que c’est peut-être ce qui l’a aidée aussi à tenir quand plus tard ça a été compliqué pour elle, d’avoir reçu tout cet amour au début de sa vie.

Mickael : Et toi du coup tu as été dans la même école qu’elle. Vous avez quel âge de différence ?

Agathe : On a quatre ans de différence. Donc j’ai été au collège par exemple en même temps qu’elle, mais au lycée c’est que trois ans, donc j’étais partie quand elle est arrivée.

Mickael : Et le harcèlement scolaire dont a été victime Liane, il a commencé à quel âge ?

Agathe : Alors en fait ça a commencé en sixième, mais moi à cette époque je le savais pas, personne de la famille le savait. Ça a commencé en sixième, mais en fait on l’a su parce qu’elle écrivait dans son journal intime. Ma sœur voulait être écrivain, elle écrivait tous les jours, elle écrivait beaucoup, donc elle raconte en fait… Pas un harcèlement scolaire, elle raconte un peu son quotidien de jeune fille qui rentre en sixième, et ça commence avec des inquiétudes, est-ce que ma classe va être bien ? Est-ce que je serai avec ma copine, est-ce que mes amis seront tous là, ou est-ce qu’on va être séparés ? Des petites inquiétudes qu’on a tous quand on rentre en sixième, et au fur et à mesure elle raconte ce qu’il se passe, et on sent en fait, parce qu’on lit avec des yeux d’adulte, que la situation est en train de se dégrader, mais elle, elle en prend conscience plus tard. Et tu vois en fait l’évolution de la personne, et pour moi qui ait pas vécu de harcèlement scolaire, ça m’a vraiment permis de comprendre qu’est-ce que c’était, et comment au fait. Parce quand tu ne l’as pas vécu tu te dis OK, on s’est moqué de toi quand tu étais jeune, mais comment tu peux en arriver à te suicider par rapport à ça ? C’est inconcevable, ça a l’air d’être deux extrêmes ! Et donc tu as vraiment besoin de ces textes qui te racontent, en fait, l’évolution, la mise en place de cette spirale, et comment tu arrives à ne plus t’en sortir, comment ça t’empêche de construire en tant que personne. Et là tu comprends en fait que c’est vraiment ton identité qui est touchée, qu’est pas juste des moqueries, mais des retours négatifs qui t’empêchent de te construire parce que tu as besoin du regard des autres et que ce regard des autres, ben tu l’as pas en fait.

Mickael : Là tu nous parles de moqueries, de commentaires à connotation négative. Quels étaient les autres comportements finalement auxquels elle a été confrontée pendant cette période de harcèlement ?

Agathe : Alors en fait au départ c’étaient des commentaires d’une seule personne, c’est-à-dire qu’il y a cette jeune fille, je sais pas vraiment, j’ai pas vraiment d’explication, qui commence à se moquer un peu de ses lunettes, du fait qu’elle ait des bonnes notes, parce que malheureusement quand tu es très brillant en cours, ça crée surement des jalousies. Et puis le groupe suit, en fait, et commence à se moquer régulièrement de la même personne, et puis forcément ça se diversifie entre guillemets. Après, quand on a les cheveux bouclés, comme c’est jamais trop parfait, il y a toujours des frisettes ou quoi, c’est sujet aussi de moquerie, après on critique son poids alors que franchement elle avait pas de problèmes de poids ! Mais c’est vrai que souvent quand tu t’assois avec ton pantalon ça fait un petit bourrelet… Il y a toujours quelque chose à commenter en fait ! Donc ça commence comme ça et puis ça se met en place, en fait, et c’est tous les jours. Et c’est vachement dur à lire parce que tu te rends compte que c’est quotidien, et au début elle dit j’essaie de garder la face, de sourire, tout ça… Je sais pas pourquoi il faudrait garder la face, tu vois, tu peux aussi être vulnérable et dire c’est dur, mais elle elle écrit je pense que si je montre que c’est dur pour moi, ça va leur faire trop plaisir et ça va être encore pire, elle essaie de montrer que ça la touche pas. Comme la victime se défend pas, le groupe est encore plus agressif. Et ce qu’il se passe c’est que deux ans plus tard, donc autour de la cinquième, les élèves apprennent je ne sais comment qu’elle est homosexuelle, donc retour de moqueries encore plus agressives. Et ses amies ne veulent pas rester avec elle parce qu’elles se disent on va être aussi sujets de moquerie, c’est plus que des moqueries en fait, c’est de l’homophobie, mais le problème c’est qu’il n’y avait pas autant de sensibilisation qu’aujourd’hui, je pense, et il n’y a personne qui y a mis le holà. Elle est allée voir les infirmières, elle est allée voir les enseignants, et c’est là qu’on voit que c’est vraiment un problème systémique, parce que le problème c’est pas seulement les harceleurs ! C’est toute l’équipe pédagogique qui n’avait pas été formée, c’est les infirmières, c’est le rectorat, quand ils reçoivent des choses comme ça, ils devraient… Il devrait y avoir un système qui fasse qu’ils réagissent, mais ça n’a pas été le cas. Et ce harcèlement continue jusqu’au lycée, et comme on sait quand tu arrives au lycée, tu es une fille, ton corps il change, il évolue, et elle commence à prendre des formes. Et c’est hyper paradoxal parce que moi j’ai toujours été jalouse du fait qu’elle ait plus de poitrine et tout ça, je me disais moi ça pousse pas, pourquoi ? Et en fait je ne me rendais pas compte que ça la rendait, ça la désignait comme cible de moqueries sexistes ! Et en fait au bout d’un moment il y a des agressions sexuelles qui arrivent, et elle sait toujours pas… Quand tu as pas appris à t’exprimer, quand t’as toujours été habituée à encaisser sans parler, c’est encore plus dur, en fait, tu te construis en disant je peux pas parler parce que ma parole n’a pas de valeur. Comme elle écrit dans ses textes, et elle en parle bien, elle dit j’arrive plus à m’exprimer, en fait, j’arrive plus à dire, je me sens pas légitime. Et c’est pas juste, parce que moi je tiens un compte Instagram qui s’appelle Agathe en parle, et je reçois beaucoup de témoignages, et c’est malheureusement souvent les mêmes choses qui reviennent. C’est des victimes qui disent je vis ça, mais je me sens pas légitime en fait, pour demander de l’aide, pour recevoir de l’aide. Il y a une jeune fille qui m’a écrit, ça m’a beaucoup interpellée, elle me dit je suis ronde, enfin je suis assez ronde, c’est elle qui le dit, je l’ai pas vue ! Elle me dit les enfants en cours me piquent avec une aiguille pour me faire dégonfler. Et ça fait des mois que ça dure, j’en soufre, elle me dit, mais c’est pas comme ta sœur, j’en suis pas là… Bah non ! En tant qu’adulte tu dis bah non, en fait ! Mais voilà, il y a vraiment des victimes qui ne se sentent pas légitimes parce qu’en fait, quand c’est un harcèlement, il n’y a pas beaucoup de traces, en fait, tu n’as pas de preuves, entre guillemets, et c’est assez dur de te dire que tu es légitime même si tu n’as pas de preuves. Et si t’as pas de séquelles physiques à exposer.

Mickael : Est-ce que tu penses aussi que c’est cette absence de preuves et de séquelles à montrer qui fait qu’elle n’en a pas parlé au sein de la famille ?

Agathe : Bah ça reste une théorie, mais je pense qu’elle n’en a pas parlé parce qu’elle a eu cette démarche d’aller chercher de l’aide auprès de professionnels qui étaient formés pour l’aider. Et quelque part, possiblement, j’aurais eu la même réaction, dans le sens où… C’est un peu délicat, tu ne sais pas comment ta famille va réagir, mais possiblement ils vont juste te demander est-ce que ça va, tous les jours, surtout quand tu es un adolescent, donc à l’époque où elle s’est suicidée elle avait 21 ans, elle habitait seule dans un appartement comme beaucoup d’étudiants qui ont la vingtaine, et donc si tu annonces à tes parents que t’as fait des tentatives de suicide, que ça va vraiment pas, que tu es déprimée, tout ça, qu’est-ce qu’il va se passer ? Ils vont t’envoyer des messages tout le temps, peut-être ! Et ils vont être hyper intrusifs, ils vont avoir leur propre angoisse qu’ils vont projeter sur toi, tu sais pas… Donc je peux comprendre cette démarche, même si ça me brise le cœur de me dire qu’elle aurait pu m’en parler et qu’elle m’en a pas parlé, surtout qu’on était très proche, mais je peux comprendre cette démarche, parce que je pense que j’aurais eu la même en fait. Me dire je vais chercher de l’aide auprès d’un psychologue si j’ai besoin d’un suivi psychologique, auprès d’un commissariat si j’ai besoin de déposer plainte, auprès d’un rectorat si je veux changer les choses administrativement et politiquement, enfin… Ça a du sens en fait ! Mais malheureusement, elle aurait eu du soutien, peut-être, si elle nous en avait parlé, j’espère qu’on aurait bien réagi même si on sait très bien que quand on n’est pas formé tu peux dire la mauvaise chose au mauvais moment.

Mickael : Finalement elle est quand même allée voir des personnes que… Tu dis, qui étaient formées, mais il n’y a pas eu de réaction derrière, que ce soit du corps enseignant, de la médecine scolaire, etc. Comment est-ce que tu expliques justement qu’il n’y a pas eu de suite donnée à ça ?

Agathe : Je pense qu’ils ne l’ont pas forcément prise au sérieux parce qu’ils se rendaient pas forcément compte de l’impact que c’était. Et je te dis parce qu’en tant que personne qui n’a pas vécu un harcèlement scolaire, de temps en temps j’en entendais parler dans les journaux, etc., et je me disais que peut être on en faisait trop sur ce sujet-là. Ptet que les gens pouvaient passer un peu à autre chose, si ça s’était passé il y a longtemps, pardonner, avancer… En fait quand tu ne te rends pas compte qu’on ne parle pas juste de quelques moqueries, mais vraiment de quelque chose qui te blesse profondément et qui va te blesser… Souvent c’est des blessures que tu portes à vie, en fait ! C’est pas comme un grand brûlé où tu te dis bah effectivement il faut l’aider ! Là si t’es pas sensibilisé tu te rends pas compte, tu peux passer à côté du sujet en fait, si t’as rien, si t’as pas de moyen de le rattacher à quelque chose que tu as vécu toi tu peux passer à côté du sujet, et c’est vrai que pour moi ça a été un peu pédagogique aussi de lire son journal intime. Ça m’a expliqué en fait à côté de quoi j’étais passée et pourquoi en fait tu peux en arriver à te suicider après un harcèlement scolaire.

Mickael : Tu parles aussi souvent d’un paradoxe entre le fait que pendant les années justement où elle a subi le plus gros du harcèlement, donc le collège et le lycée, il y avait quand même cette mise en retrait, cette forme de pudeur par rapport à tout ça qui faisait qu’elle en parlait pas forcément, qu’elle allait pas forcément chercher de l’aide outre mesure, et c’est le fait finalement qu’elle devienne adulte, qu’elle entre dans la vie universitaire, et finalement qu’elle se départisse de cette ambiance de harcèlement qui fait qu’elle a commencé à chercher de l’aide. Comment est-ce que tu expliques justement ce décalage temporel ?

Agathe : Moi ce que je lis des textes, mais tu as vu les mêmes dans le livre puisque je les partage tels quels, mais c’est que la violence de ce qu’il s’est passé s’est décuplée au moment où elle s’est retrouvée toute seule. Parce qu’en fait tant que t’es avec un harceleur, tu dis c’est eux en fait le problème, mais quand tu es seule et que tu vois que ça va toujours pas, c’est encore plus dur en fait, surtout de vivre tout seul avec des phobies, j’ai l’impression que c’est vraiment ce moment là où le harcèlement s’est arrêté, mais les phobies commencent à se développer. Elle a peur d’aller en cours, même si les gens sont bienveillants… En fait c’est plus justifié. Tu as le droit de te dire j’ai peur d’aller en cours parce que les gens vont être agressifs avec moi. Mais quand tu dis, j’ai peur d’aller en cours alors que les gens sont bienveillants… En fait ça te rejette entre guillemets la responsabilité, et je pense qu’elle a eu une bonne démarche d’aller voir un psychologue à ce moment-là, de contacter des CMP, déjà de savoir qu’il y a des CMP où tu peux avoir un soutien psychologue qui est anonyme et gratuit, même moi j’en savais rien. D’aller porter plainte, même si la plainte s’est pas très bien passée, le courage d’aller faire ça c’est… Ça te permet en théorie d’avancer. Et puis après, effectivement, je pense que quand t’es en proie à des terreurs nocturnes, tu peux pas dormir, tu peux pas te reposer, je pense que c’est là que c’est dur en fait.

Mickael : Donc tu nous dis que quand elle a eu vingt et un ans elle s’est enlevé la vie. Toi à ce moment-là tu étais à Singapour. Comment est-ce que tu as vécu cette annonce de la part de ta famille, comment est-ce que ça s’est présenté à toi et comment tu as réagi sur le moment ?

Agathe : Ça va te paraitre très bizarre, mais en fait sur le coup j’étais pas triste, j’arrivais juste pas à comprendre en fait. Tu sais tu as une phase de déni, qu’on décrit souvent, mais quand tu le vis bah c’est exactement ça, en fait tu as l’impression que c’est pas vrai, et t’es un peu… Bah un peu sonné, mais pas encore dans l’émotion ou dans la tristesse, plus déconnecté. Mais je pense qu’on réagit tous de manière très différente, il ya beaucoup de monde dans ma famille qui ont en fait fondu en larmes, ou qui ont crié… Je pense que c’est des réactions qui sont assez instinctives. Moi c’est vrai que je suis quelqu’un qui est vraiment dans l’action, dans faire les choses, donc ma priorité c’était de trouver un avion pour rentrer, mais c’est vrai que dans ma tête j’allais rentrer pour aider ma sœur, et que je pourrais régler le problème. C’est idiot, tu vois ! Mais tu te dis je vais y aller, et on trouvera bien une solution, alors qu’en fait t’as pas de solution, c’est déjà trop tard. Et c’est assez dur d’arriver à comprendre que c’est déjà fini quand c’est le suicide de quelqu’un qui allait bien, dont tu pensais qu’il allait bien. Tu vois. Et puis surtout quand tu passes des vacances ensemble où tu t’amuses, tu vas boire des verres, danser ensemble, etc., t’as pas l’impression que ça soit possible, et c’est ça en fait ce qui est le plus terrifiant c’est que tu te rends compte qu’en fait tous les gens qui ont l’air d’aller bien autour de toi, possiblement ils sont en train de vivre des périodes difficiles de leur vie, ils sont à deux doigts de craquer, il y en a plein qui m’ont dit bah moi j’ai fait une tentative de suicide, et que je connaissais depuis très longtemps, qui faisaient partie de mon entourage, qui étaient mes voisins… Et qui m’en ont parlé parce que j’ai sorti ce projet, sinon ils me l’auraient jamais dit. Et j’aurais jamais imaginé qu’autant de personnes de profils différents que je connaissais directement avaient vécu des situations aussi difficiles. Il y a un tabou autour de ça.

Mickael : Et tu l’as appris de quelle manière ? Parce qu’il y avait quand même un décalage horaire, un décalage géographique entre la France et Singapour, comment est-ce que… En plus c’était le jour de ton anniversaire. Comment est-ce que tu as reçu cette nouvelle, de quelle manière ?

Agathe : Il y a un décalage en fait entre… moi j’avais acheté des chocolats pour aller avec au bureau le lendemain… Tu as un décalage entre le fait que tu attends un appel qui est familial et qui est joyeux, parce que les fêtes d’anniversaire c’est quand même assez sympa, et l’impact et l’horreur de ce qui est en train de se passer réellement. Moi quand j’ai vu que ma famille m’appelait pas alors qu’on avait prévu de s’appeler, je me suis dit ah ouais ils m’ont oubliée, ils sont occupés… Tu te dis pas il y a peut être quelqu’un qui est décédé, t’y penses même pas à ça, ça a aucune réalité. Donc ouais c’est un peu le double choc de se dire non seulement on va pas faire la fête, mais en plus on la fera plus jamais. C’est dur.

Mickael : Tu me dis que de manière immédiate tu n’as pas ressenti d’émotion particulière, tu étais plus dans le pragmatisme, il faut que j’y aille, il faut que je sois sur place. Est-ce que après quelques minutes, quelques heures ou quelques jours tu as commencé quand même à ressentir des émotions désagréables, des questionnements, des… de la tristesse. Est-ce que c’est quand même quelque chose qui est apparu progressivement ou est-ce que tu es restée dans un état de sidération pendant un certain temps ?

Agathe : Bah des questionnements oui, parce qu’en fait… Enfin je pense que tant qu’on te dit que quelqu’un s’est suicidé et qu’il n’y a aucune raison, c’est vachement dur de lui donner une réalité. Si c’est complètement absurde, tu as beaucoup de mal à assimiler l’information. Alors que quand tu commences à voir qu’il y a une possible explication, en fait tu arrives à rationaliser le fait qu’effectivement, c’est possible que cette personne ai fait ça parce que. Tu vois ? Et là en fait, pour moi c’est là que j’ai commencé à un peu, commencé à accepter. Un petit peu. Qu’il y avait eu ce décès. Mais sinon non, j’étais pas du tout, même après l’enterrement j’avais l’impression qu’on pouvait revenir en arrière et rembobiner alors qu’en fait tu peux pas.

Mickael : Tu nous parles de ces questionnements qui arrivent, de te demander pourquoi, quelles explications à ce geste. Qu’est-ce que tu attendais de cette démarche-là de questionnement et finalement d’enquête que tu as menée, tu en attendais quoi quand tu t’es dit bon maintenant je vais me lancer à la quête aux explications ?

Agathe : C’est pas vraiment une décision, en fait tu vois j’ai fouillé dans les affaires de ma sœur, j’ai trouvé ce journal, et en fait c’est plus… Presque… T’es curieux, tu te dis voyons, voyons ce qui s’est passé puisque visiblement il s’est passé quelque chose ! Mais en fait c’est pas une décision, c’est une démarche spontanée de comprendre, je pense qu’on l’a tous à un moment quand on perd quelqu’un, essayer de comprendre ce qu’il s’est passé. Que ce soit un suicide ou non, finalement, essayer de comprendre le cheminement de la personne, parce que ça te permet aussi d’accepter ce qui est en train de se passer et de commencer un travail de deuil finalement. Mais c’est vrai qu’en fait quand tu commences à chercher, que tu trouves des trucs, que tu vois qu’il s’est passé quelque chose… Bien sûr, en plus moi je suis d’un naturel curieux, bien sur que tu vas continuer à fouiller parce que tu te dis… Là je cherche, je tombe sur un journal intime, je cherche un peu plus on me dit qu’elle était avec quelqu’un depuis plusieurs années, dans la boîte mail il y avait des gens qui l’agressaient, voici leur nom, et puis après tu trouves qu’il y avait des plaintes qui ont été déposées contre ces personnes, et puis après tu vois qu’il y a quelqu’un qui avait déménagé dans sa rue, et qu’elle voyait des psychologues, voici le nom des psychologues, forcément tu as envie d’aller leur parler, tu vois ! Vous avez vu ma sœur trois fois par semaine pendant trois ans, bah on va se rencontrer, et moi je veux des explications ! C’est forcément… Plus tu vas trouver des informations, plus tu vas avoir envie d’aller jusqu’au bout de la démarche en fait.

Mickael : Et justement comme tu ouvrais finalement tiroir après tiroir, est-ce qu’il y a des moments où tu as quand même rencontré des résistances ? Par exemple tu nous parles de ta rencontre avec des professionnels de santé, notamment dans le cadre du CMP, est-ce que c’est une démarche qui est facile déjà à faire de ton côté ? Et qu’est-ce que tu as reçu comme accueil quand tu es allée voir ces professionnels ?

Agathe : C’est pas forcément un accueil bras ouverts que j’ai reçu parce que déjà j’étais peut être un petit peu agressive dans ma démarche de vouloir des explications par des gens qui étaient aussi démunis et touchés finalement par ce décès. Mais au-delà de ça bah tu sais il y a un secret professionnel qui fait qu’ils te reçoivent, et ils te disent rien. Et du coup il y a une double frustration, tu te dis je sais que cette personne en face de moi sait des choses, que je saurais jamais, et ils veulent pas partager parce qu’en fait il y a le secret médical qui perdure après le décès de la personne, donc en fait ils peuvent rien te dire, mais c’est hyper frustrant quand tu dis, mais vous avez tout suivi depuis le début… Et c’est vrai que quelque part pour moi c’était aussi une chance entre guillemets de voir qu’elle avait écrit par elle-même les dialogues qu’elle avait eu avec les psychologues, qui me permettaient de voir un peu ce qui se disait, parce que sinon t’en sais rien ! Est-ce qu’ils l’ont aidée, dans quel état d’esprit ils étaient, ils la voient une semaine avant qu’elle se suicide, et alors, qu’est-ce qu’elle a dit ? TU vois, tu as envie de le savoir quand même

Mickael : Cette envie de savoir justement c’est ce qui t’a motivée dans cette quête d’explications, tu dis que tu es quelqu’un de nature curieuse. Et au niveau émotionnel, tu as vécu comment ces quelques mois qui ont suivi le décès de ta sœur ? Découverte après découverte, tu t’es sentie comment, qu’est-ce que tu as ressenti…

Agathe : Bah je dirais qu’en termes de personnalité je suis quelqu’un d’assez obstiné, et en général ça me sert parce que je ne laisse pas tomber, et professionnellement ça me sert beaucoup, parce que je vais insister jusqu’à ce que l’échange marche et ça va finir par marcher, on appellerait ça plus de la persévérance dans ce contexte… Mais c’est vrai que dans un contexte personnel en fait avoir des difficultés à lâcher c’est pas forcément bien quand tu es face à un deuil, parce qu’à un moment il faut accepter, en fait. Et c’est vrai que tant que t’es dans l’enquête en fait tu commences pas ton travail de deuil, tu te dis on verra plus tard parce que là je suis occupée à faire quelque chose d’hyper important, et il y a quelqu’un qui m’a dit, mais en fait possiblement tu peux enquêter toute ta vie, tu auras jamais les réponses… Donc tu peux creuser indéfiniment. Et c’est un retour qu’on a fait aussi à mon père en lui disant il faut à un moment arrêter de chercher des réponses parce que vous allez vous perdre et que ça va être plus négatif que positif, c’est une étape apparemment qui est importante pour tout le monde, apparemment tout le monde passe par cette étape de questionnement, mais il faut être capable au bout d’un moment de dire là, c’est bon, j’ai trouvé les réponses que je pouvais trouver, et accepter en fait que les individus que tu côtoies au quotidien ils auront toujours une part d’inconnu, qu’ils soient vivants ou décédés, hein, tu pourras jamais tout savoir, et puis il faut accepter, et avancer.

Mickael : Tu le dis, ça peut être une démarche qui est négative parce que finalement on peut trouver une infinité de choses, découvertes après découvertes, jour après jour. Tu me dis que tu as découvert des choses qui étaient assez privées, assez intimes puisque c’est dans le cadre d’un journal intime que tu as découvert tout ça. Est-ce que d’apprendre ces choses intimes, par exemple sur sa relation affective avec quelqu’un dont tu n’étais pas… Est-ce que ce sont des choses qui t’ont aidée ou qui t’ont plus frustrée, ou provoqué d’autres types de réactions, d’émotions ?

Agathe : Moi je dirais que ça m’a aidée parce qu’en fait, enfin… Je pensais rester sans réponse et tout d’un coup je me rends compte qu’elle était en relation avec quelqu’un, quand tu es en couple depuis quatre ans, c’est quelqu’un qui te connait bien. Et finalement cette personne, on s’est entraidées, on s’est rencontrées on est encore en relation aujourd’hui, on s’appelle assez souvent, et c’est vrai qu’elle a pu me raconter tout le quotidien, et toutes les belles choses aussi que je voyais pas forcément, parce que quand t’habites à Singapour et que ta sœur est à Toulouse, t’as pas ce quotidien en fait, donc toutes ces choses rigolotes, ce qu’elle mangeait, les endroits où elle sortait… Du coup tu as accès aussi à plein de belles choses, et à plein de beaux souvenirs que quelqu’un te raconte et te partage, et tu vois aussi qu’il y a eu beaucoup de bonheur, et ça compense ! Parce que quand tu vois aussi qu’il y a eu un harcèlement scolaire, ah en fait tout ce qu’elle a vécu c’était dur et négatif, et ça a l’air terrible, mais en fait ça contrebalance de se dire elle a aussi vécu plein de belles choses, elles sont allées à tel endroit… C’est beau, aussi ! Et puis tu as quelqu’un qui est aussi touché en même temps que toi par ce deuil, et tu peux avancer.

Mickael : Cette période de questionnements et de recherche d’explications, elle a duré combien de temps ?

Agathe : Je dirais longtemps ! Parce qu’en plus après la fin de la période de questionnement, je me suis rendu compte qu’elle voulait être écrivain, elle a laissé beaucoup de textes qui pour moi sont vraiment beaux et utiles sur ce sujet là, et donc il y a aussi une période de rédaction, d’écriture, toutes les personnes que j’ai rencontrées qui m’ont donné un coup de main parce qu’ils se reconstruisaient aussi par rapport à un harcèlement scolaire et qui voulaient aider sur ce projet. Donc en fait quand tu écris tu es encore dans cette démarche de chercher des informations. Donc finalement je dirais que ça a duré, je sais pas, ptet cinq ans ! Ça doit paraitre long, mais on a tous besoin d’un temps différent, je pense.

Mickael : Est-ce que tu considères que ton deuil tu as réussi à le faire avant ces cinq ans, ou est-ce qu’il s’est poursuivi vraiment jusqu’à la fin ?

Agathe : Honnêtement, je pense que je suis encore en travail de deuil. Dans le sens où tu ne peux pas vraiment dire que tu as terminé un deuil comme ça, tu vois, c’est tout bête, mais comme tu disais tout à l’heure, moi j’ai perdu la sœur le jour de mon anniversaire, donc chaque année quand c’est mon anniversaire c’est des journées de deuil aussi, c’est des journées qui sont plus difficiles, et quand tout le monde te souhaite un joyeux anniversaire… je pense pas qu’à un moment je me dirais ça y est, j’ai passé le cap, et je vais fêter un joyeux anniversaire, non… Tu vois ne serait-ce que les fêtes de Noël, quand tout le monde est à table et qu’il manque une personne, tu le sens, en fait, tu sens bien que ça manque à tout le monde, c’est des événements joyeux, familiaux… Il manque une personne, tu ne peux pas dire j’ai fait mon deuil et ça me touche plus, tu vois. Et je pense que c’est plutôt ça, garder ces émotions qui sont un peu douloureuses, mais qui sont humaines.

Mickael : Est-ce que tu as des éléments sur comment se sont déroulés les derniers jours de ta sœur par ta famille, par sa compagne ? Est-ce que tu as des informations là-dessus ?

Agathe : En fait j’ai plus que ça… Tu te souviens elle voulait être écrivain… Moi ça m’a brisé le cœur, mais en fait au moment où elle a pris cette décision, elle a entamé un nouveau carnet qu’elle a appelé carnet des derniers jours, où elle note tous les jours comment elle se sent. Et ce qu’elle fait. Et euh… Et c’est hyper paradoxal, pour moi c’était hyper déstabilisant, je pense que c’est un des passages les plus déstabilisants pour moi à lire parce que j’arrivais pas à comprendre… Comment quelqu’un qui sait qu’il va mourir se sent aussi calme ? Elle a l’air d’une sérénité absolue, et elle dit c’est enfin fini, et on a l’impression vraiment qu’elle profite de chaque moment… Si tu profites, bah continue ! Pour moi c’était hyper frustrant en tant que grande sœur de lire ça, tu vois que pendant une semaine elle écrit, et tu te dis pendant cette semaine-là il aurait pu se passer n’importe quoi de différent, et ça aurait tout changé ! Après si tu refais le monde, tu vois… Mais c’est vraiment que c’est un carnet… J’ai mis certains extraits dans le livre et il y en a d’autres que j’ai préféré garder, mais c’est vrai que c’est assez déstabilisant de lire quelqu’un qui te dit je m’occupe des chats, je profite du rayon de soleil, et tu te dis, mais comment c’est possible, en fait ? Et après coup il y a un psychologue qui m’a dit qu’en fait c’était assez courant, que les gens qui avaient pris la décision ils se sentaient calmes, je ne comprends toujours pas pourquoi honnêtement pour être transparente avec toi, mais apparemment c’était pas que elle, c’est quelque chose qui arrive régulièrement.

Mickael : Tu parles du problème entre guillemets du secret médical, qui ne t’a pas permis d’avoir rapidement des informations dont tu aurais pu avoir besoin pour comprendre. Mais d’un autre côté, à quel point tu t’es sentie soutenue dans cette démarche ?

Agathe : Tu veux dire par rapport au fait que les gens aient bien voulu me rencontrer ?

Mickael : Oui.

Agathe : Oui, mais j’ai beaucoup, beaucoup, beaucoup insisté, au bout d’un moment ils ont compris que j’allais camper devant… Je sais pas s’ils rencontrent à chaque fois les personnes des familles, à mon avis je pense pas, et puis après je leur ai envoyé plein d’e-mails et de courriers recommandés, ils n’ont jamais répondu, je pense que malheureusement ils doivent avoir l’habitude des gens comme ça qui insistent et ils savent très bien qu’il n’y a rien qu’ils peuvent te donner qui va aider, finalement.

Mickael : Et au niveau de ton entourage proche, au niveau de ton compagnon et aussi de ta famille, de tes amis, à quel point est-ce qu’ils ont été avec toi dans cette démarche ? Est-ce qu’il n’y a pas un moment aussi où ils t’ont dit stop ?

Agathe : Mais si, mais en même temps, enfin… Peut-être que c’est beaucoup, aussi ! Quand tu es en couple avec quelqu’un qui vit ça, au début tu as envie de soutenir, mais en fait tu ne te rends pas forcément compte que ça va durer longtemps, et t’as pas de visibilité pour savoir combien de temps ça va prendre ! En plus ça dépend de chaque personne donc tu n’as aucune chance de le savoir, en fait. Et je pense que malheureusement tant que t’as pas vécu un décès par suicide, tu n’as aucune idée de ce que ça peut faire aux gens qui sont autour. Donc je pense que, comme il y a un tabou autour de ce sujet-là, c’est assez délicat en fait, tu ne peux pas parler librement. Et je vais te donner une anecdote, mais il y a des groupes Facebook où il n’y a que des frères et sœurs qui restent, donc en fait on est entre guillemets entre nous, tu vois, et pourtant il y a encore ce tabou-là, et une grande pudeur dans la manière dont les gens s’expriment, et très peu de communication en fait, parce que ce tabou tu l’intériorises aussi de dire bah ça, ce secret entre guillemets, donc tu ne peux pas parler, et tu le portes. Et en fait depuis que j’ai commencé ce projet il y a plein de gens qui m’écrivent sur mon compte Instagram en me disant bah moi j’ai vécu aussi la même chose que toi, je suis aussi frère ou sœur qui reste, et c’est vachement dur en fait, et ça fait du bien de voir qu’on peut en parler, même si moi je… la plupart des gens m’ont dit moi je pourrais jamais en parler comme tu fais, mais ça montre aussi que c’est possible d’en parler. Et puis indirectement tu as le tabou autour des tentatives de suicide. Et il a beaucoup de gens qui malheureusement ont vécu ça, et il y a un témoignage que j’ai reçu hier d’une jeune fille sur mon compte Instagram qui me disait bah en fait j’ai fait des tentatives de suicide et tout le monde était informé parce que forcément on m’a retrouvée, je suis allée à l’hôpital, tout ça… Et c’est vachement dur pour moi quand je rencontre de nouvelles personnes parce que je me dis est-ce qu’ils sont au courant, est-ce qu’ils sont pas au courant, est-ce qu’ils vont me juger s’ils l’apprennent à un moment ? Et tout ce tabou autour de ce sujet là il est là parce que les personnes qui sont autour attendent qu’on vienne leur en parler, et les personnes qui sont les protagonistes attendent que quelqu’un parle, en fait. Et chacun attend, et en fait il n’y a pas de mots qui sont posés. Et je pense que si tu ne peux vraiment pas parler d’un sujet, c’est négatif pour tout le monde.

Mickael : Et toi du coup par rapport à ce soutien qui pouvait être fluctuant, justement, puisqu’il devait s’inscrire dans la durée, quand il commençait à baisser, d’un côté ou de l’autre, tu le ressentais comment toi ?

Agathe : Je dirais que c’est pas quelque chose qui m’a manqué. Dans le sens où on est tous différents dans la manière dont on réagit aux choses, mais c’est vrai que je me sens à l’aise d’aller trouver les choses dont j’ai besoin par moi-même. J’ai pas forcément besoin d’avoir beaucoup de personnes qui sont là, qui me disent on te soutient, et tout ça. Je pense que quand j’ai besoin d’aide je vais la chercher, ou je la demande. Mais on n’est pas tous pareil, il y a peut être des personnes qui vont avoir besoin de voir un soutien en continu, moi c’est vraiment pas quelque chose qui m’a manqué plus que ça. J’avais besoin aussi de temps. Et indirectement je dirais que dans tous… tous les membres de ma famille se sont plus repliés vers eux-mêmes le temps d’encaisser la chose plutôt que d’aller chercher du soutien et du lien social. En fait je pense que t’as besoin de te construire par toi même avant d’être en relation avec les autres aussi, donc c’est vraiment pas quelque chose qui m’a manqué.

Mickael : Dans cette relation avec les autres, quand tu rencontres des nouvelles personnes, tu parlais justement du tabou qui entoure le suicide, est-ce que c’est quelque chose que tu abordes relativement facile ? C’est sur que c’est pas la première chose que tu vas dire pour te présenter, parce que ce n’est pas ça qui te définit ! Mais finalement est-ce que ce sont des choses dont tu parles ?

Agathe : Bah écoute détrompes toi parce que… C’est pas la première chose dont j’ai envie de parler pour me présenter, mais souvent les premières questions quand tu es dans une soirée où quoi, les gens te demandent dans quoi tu travailles et après est-ce que tu as des frères et sœurs. C’est extrêmement courant, et pour les gens c’est une question neutre. Ils imagineraient même pas que c’est un souci de poser ça comme question. Et c’est hyper délicat parce que quand tu as grandi avec deux petites sœurs et que tu les aimes et tu es attachée tout ça… Si tu dis j’ai deux sœurs, les gens te demandent ah ouais, elles font quoi, et tout ça. Tu es directement dans le sujet. C’est assez compliqué à gérer. Et une fois j’ai dit j’ai une sœur, parce que j’avais pas envie de me prendre la tête, j’étais fatiguée, et en fait je me suis sentie mal toute la journée. C’est pas vrai, tu vois, ma sœur elle a existé, je l’aime, elle a écrit plein de textes, j’ai pas envie de la gommer tu vois ! Et c’est pas juste qu’elle soit gommée parce qu’elle a vécu ça. Mais ouais c’est un peu délicat des fois à aborder comme sujet. Pour moi c’est quand même beaucoup plus facile de parler à des gens que je ne connais pas trop, parce que je sais que quelque part ça leur apporte quelque chose aussi. Si j’en parle librement, en général quand tu partages ta vulnérabilité, bon, tu t’exposes, c’est désagréable, moi j’aime pas du tout ça, mais… Souvent les gens me disent ah bah moi aussi j’ai vécu quelque chose d’un peu similaire. Et je me suis rendu compte qu’assez régulièrement ça leur permettait de parler de sujets qui leur pesaient, parce qu’ils n’en avaient pas parlé à leur entourage. Mais paradoxalement les gens de qui je suis très proche, j’ai plus de mal, en fait, parce que leur jugement m’affecte. Tu vois, s’il y a du rejet ou quoi, je sais que ça va beaucoup plus me toucher que quelqu’un que je viens de rencontrer, qui me connait pas. Et la valeur de ce qu’il peut me dire est plus faible.

Mickael : Tu as donc choisi d’écrire un livre pour raconter cette histoire de… de finalement de recherche d’explications. Qu’est-ce que ça t’a apporté à toi de mettre tout ça sur le papier ?

Agathe : Bah en fait c’est pas vraiment un choix, je me suis retrouvée avec tous ces textes… Il y a des familles qui ont commencé à me dire que lire ces textes les aidaient, que ça débloquait des situations qui étaient quand même assez compliquées, quand tu connais les enfants et tout ça… Je suis contente que cette personne que je connais elle puisse aller bien parce que j’ai bien voulu prêter ces textes-là. Et puis aussi le fait que ma sœur vraiment rêvait d’être écrivain, qu’elle avait bossé pour ça, que… Tout le monde n’a pas un rêve, tu vois, est pas en train de bosser pour ça ! Quelque part je me suis dit c’est pas un choix, je suis obligée de faire ça en fait parce que si je le fais pas déjà je prive entre guillemets les autres d’un outil qui aurait pu leur être utile, et puis ma sœur sera jamais écrivain. Et pour moi tu vois on parlait d’acceptation… Accepter un décès tu es finalement un peu obligé parce qu’au bout d’un moment, tu commences forcément un travail de deuil, mais accepter que ce rêve serait jamais réalisé… Pour moi c’était vraiment un peu la goutte d’eau de me dire à cause de ces personnes-là, déjà avec tout ce qu’elle a souffert, elle accédera jamais à son rêve… j’ai vu qu’il y avait une dame qui avait un prix Goncourt qui travaillait avec elle pour relire ses textes, elle s’est vraiment donné du mal, tu vois ! Donc en fait je me suis dit il y a que moi qui peut raconter notre histoire. Donc c’est pas… Tu peux très bien faire le choix de fermer les yeux, de dire ah beh c’est fermé et tant mieux, c’est trop difficile, tout ça, mais finalement il n’y a pas vraiment de choix. Tu dis bah je suis obligée de le faire parce que l’autre option c’est de rien faire en disant que… Indirectement tu es responsable aussi, quand je vois aux infos des jeunes qui décèdent de la même manière que ma sœur je me dis peut être que si j’avais écrit un peu plus vite, ou je m’étais bougée un peu plus tôt, ce serait peut être évitable, tu sais pas, tu vois ! Et j’ai plus de culpabilité à rien faire qu’à faire quelque chose.

Mickael : Est-ce que ça a été facile justement de faire accepter ce texte à un éditeur, en l’occurrence à Harper Collins ? Comment est-ce qu’on démarche un éditeur justement pour dire là j’ai quelque chose à publier, c’est quelque chose qui est basé sur mon histoire, sur l’histoire de ma sœur, avec des textes très intimes de ma sœur. C’est quoi la réaction justement quand tu proposes ça à un éditeur ?

Agathe : C’est intéressant ta question parce qu’en fait ça sous-entend que je serais allée vers un éditeur. Alors qu’en fait c’est pas du tout ce qu’il s’est passé. À l’origine je voulais vraiment pas passer par un éditeur, parce que dans mon imaginaire, je connaissais pas, je me suis dit que ce serait une structure qui serait très commerciale, qui allait faire du sensationnalisme, qui allait étaler ma vie privée, en plus ça implique de vendre des textes qui sont pas à moi, de vendre un journal intime pour qu’il soit exploité commercialement, c’est vraiment pas du tout ce que je voulais faire ! Et par exemple la lettre d’adieu je voulais absolument pas… Je l’aurais absolument pas partagée, tu vois, dans un contexte commercial. Donc vraiment c’était aux antipodes de ce que j’ai essayé de faire. Au contraire je suis allée sur une plateforme de levée de fonds et j’ai dit bah sincèrement aux gens j’ai ce projet, voilà, j’ai jamais rien écrit avant, je sais même pas si le livre il sera finalisé, il a pas de couverture, c’est juste un travail en cours, mais soutenez-moi financièrement comme ça je fais ça. Et étonnamment il y a des inconnus qui sont assez fous pour dire tiens, je te donne de l’argent pour que tu puisses faire ton projet, toi qui n’as jamais rien écrit et qui fait quelque chose qui a l’air quand même assez… Assez casse-gueule ! Parce qu’en fait tu veux écrire un livre par rapport à des textes qui sont fixes, qui vont pas ensemble parce que c’est un peu bah forcément décousu, sur un sujet qui est assez difficile… C’était pas forcément très bien parti et pourtant tu as presque deux cents personnes, sur la plateforme j’ai récolté quand même huit mille euros, donc c’est quand même pas rien, pour faire ce livre. Et tu as des étudiants de l’école Essec qui pendant un an ont réfléchi à la couverture, ils ont fait des brainstormings sur comment eux qui avaient vingt et un ans vivaient le harcèlement scolaire, ils ont essayé de mettre ça en images avec une illustratrice, tu vois c’était beau ! Et puis ils ont contacté l’illustratrice de Marc Levi qui avait fait pas mal de couvertures qui étaient quand même graphiquement parlantes pour faire une couverture par rapport à leur brainstorming, ils se sont vraiment donnés, tu vois ! Donc moi je voulais qu’on fasse un truc entre nous, tu vois, de communautés, de gens qui avaient vécu le harcèlement scolaire, de frères et sœurs… Entre gens bienveillants, tu vois. Et j’avais mis dans mon imaginaire un éditeur vraiment aux antipodes de ce que c’était ce projet-là. C’était un projet de reconstruction, c’est-à-dire qu’il a plein de personnes, mêmes d’adultes, qui m’ont dit j’ai jamais parlé du harcèlement scolaire, mais j’ai vécu ça, ou alors j’ai été harceleur, donc je t’aide en t’aidant. Le problème que j’ai eu c’est que donc j’ai fait ce projet Ulule, j’ai imprimé le livre, le livre a été expédié avec pas mal de difficultés parce que deux cents écritures… deux cent enveloppes à écrire et tout ça, et en fait les gens continuaient à me contacter après la fin du projet en disant bah non aussi on aimerait bien avoir un livre. Et puis c’était le covid. J’étais enceinte, rapidement j’ai été alitée donc je ne pouvais plus aller à la poste de Copenhague, en plus ça coute une fortune d’envoyer depuis Copenhague… Je m’en sortais pas en fait ! Et je recevais des centaines d’e-mails de gens qui me disaient bah moi aussi j’ai vécu des choses comme ça, des e-mails personnels où on me disait c’est la première fois que j’en parle… Et moi j’étais là, j’avais mes nausées, j’essayais de répondre à tous les e-mails, mais t’arrives pas en fait, y’en a plus qu’arrivent que ce que tu peux répondre, et puis tu as envie de répondre à des gens de manière personnalisée, tu vois, pas leur copier-coller un truc, tu vois ! Donc je m’en sortais vraiment pas du tout, et une amie m’a dit je connais une agente littéraire qui est bien, qui est très bienveillante, tu peux lui faire confiance, parle avec elle, elle te trouvera un éditeur qui sera pas inhumain, qui sera sensible à ta démarche, et qui aura envie de sensibiliser pour aider des gens et pas pour faire du profit. Et effectivement elle m’a mis en contact avec un équipe qui est exceptionnelle, tu vois. Enfin je sais pas si je t’avais envoyé la lettre qu’a fait l’éditeur par rapport à ce projet là, mais elle est trop belle. Et donc c’est comme ça en fait que ce livre est arrivé en maison d’édition, c’est pas une démarche de ma part, c’est juste que j’avais plus le choix en fait c’était soit arrêter ce projet soit passer par des canaux un peu plus traditionnels.

Mickael : Tu disais tout à l’heure que tu te sentais un peu coupable de ne rien faire donc c’est pour ça que tu étais passée aussi à l’action, pour aller plus loin dans cette démarche. Mais finalement après la publication, la première publication du livre tu as eu quand même beaucoup de sollicitations auxquelles tu avais du mal à répondre parce que ça t’a dépassée en nombre.

Agathe : Et émotionnellement, aussi !

Mickael : Comment tu as vécu cette période justement ? Parce qu’on avait reçu le témoignage de Victoire Dauxerre qui était une ancienne mannequin, qui avait témoigné justement de ses troubles du comportement alimentaire dans un livre, et qui s’est sentie vraiment dépassée après ça parce qu’elle a eu énormément de retours, de personnes qui lui faisaient part de leur propre histoire, et elle ça l’a entrainée un peu dans une rechute parce qu’elle a eu beaucoup de réminiscences, de reviviscences de cette période difficile pour elle. Toi ça a été, ça s’est passé comment ?

Agathe : Moi je dirais que c’est le contraire parce que tu sais j’ai ce compte Instagram que je gère, et je reposte les témoignages anonymes. Les gens me disent ça m’a aidé de voir que tu repostes mon témoignage et que… je les prenne au sérieux, entre guillemets. Et j’ai aussi beaucoup de retours de gens qui m’ont dit ben en fait j’ai fini cette lecture, j’ai eu envie d’en parler, et ça a été le déclic aussi pour moi pour aller échanger avec mon cousin, avec mon voisin, avec mon colocataire sur des sujets dont on n’avait jamais parlé ensemble alors qu’on se voit tous les jours. Et finalement les gens ils vont s’adresser à moi, mais ils vont aussi beaucoup s’adresser à leurs proches. Et finalement moi si on m’avait donné quelque chose comme ça plus tôt, j’aurais aussi pu parler à mes proches. J’aurais bien aimé que quelqu’un fasse cette démarche avant moi, j’aurais aussi pu en bénéficier, et puis voilà. Donc en fait, comme c’est assez positif comme retour, ça m’entraine pas vers le bas. Au contraire je me dis ça fait plein de gens que ça aide, et ça donne du sens de voir que cette adolescente qui écrivait son journal toute seule chez elle, finalement indirectement elle a pu apporter un soutien à plein d’autres personnes qui se sont reconnues en fait dans ces textes, et qui ont pu parler grâce à cette lecture. C’est beau en fait de voir que par l’art, parce que pour moi la littérature c’est un peu comme la peinture ou d’autres moyens d’expression, par l’art tu peux arriver à finalement débloquer des situations et à arriver vers un chemin de guérison.

Mickael : L’idée de ce compte Instagram donc Agathe en parle t’es venue à quel moment ? Et pourquoi est-ce que tu as fait cette démarche, finalement, pourquoi est-ce que tu t’es dit c’est le bon canal pour en parler ?

Agathe : Parce qu’au départ donc le projet c’était que moi, ensuite ça a été les gens que j’avais contactés parce que j’avais besoin d’aide pour comprendre comment on écrit un roman, parce que moi j’avais jamais rien écrit du tout, et c’était vraiment pas mon projet, donc j’avais même pas les bases, en fait, je ne connaissais rien dans ce domaine. Donc je me suis pas mal entourée, au départ il y avait quarante-sept personnes, il y avait des psychologues, il y avait des physiciens… Des gens qui n’avaient rien à voir, mais qui me disaient voilà mon avis, voilà mon conseil sur cette partie, et donc en fait tous ces gens je leur envoyais des mails régulièrement, on s’appelait tout ça, et puis après avec la communauté ulule il y a des gens qui ont soutenu le projet, qui avaient envie en fait de savoir ce qu’il se passait ensuite, je leur envoyais aussi des nouvelles, mais ça commençait à faire un peu plus, après il y a eu tous ces élèves Essec qui ont travaillé pendant un an, donc on se faisait des retours, et puis c’était plus simple de créer donc un compte où j’envoyais des nouvelles et puis t’envoie une fois, tout le monde le voit, et c’est un peu moins personnalisé, mais au moins tu peux envoyer des nouvelles régulièrement aux gens tu vois. Donc au départ c’était vraiment que des personnes que je connaissais, jusqu’à à peu près 1200 personnes, c’était que des personnes avec qui j’avais interagi, soit qui avaient aidé le projet, soit qui en avaient entendu parler, soit qui l’avaient soutenu… Et après même quand ça a grossi un peu plus, je me suis rendue compte que ça permettait aux gens entre eux de s’exprimer, quand quelqu’un m’envoyait une ressource sur le harcèlement scolaire, par exemple là récemment on m’a envoyé une carte de toutes les associations contre le harcèlement scolaire de France, avec les numéros, tu vois, et il y a plein de gens qui le cherchent, et je vais le reposter, et ça permet en fait de créer un lien, les gens qui ont de bonnes idées ou des initiatives, je les mets en lumière, et puis ça aide d’autres personnes. En fait c’est juste un canal de communication, mais les réseaux sociaux c’est aussi fait pour ça, c’est pas que le cyberharcèlement tu vois ! Tu peux aussi en faire quelque chose de positif !

Mickael : Est-ce que tu envisages de mener d’autres initiatives qui vont dans ce sens, après le roman et le compte Instagram ? Ça te permet aussi d’en parler maintenant plus, notamment qu’on sait qu’en cette période c’est assez compliqué, on a vu aussi en début d’année ce jeune garçon de treize ans qui s’est suicidé également après une période de harcèlement scolaire homophobe. Est-ce que toi tu envisages de mener d’autres actions peut-être en France ou aussi dans le pays où tu habites maintenant, au Danemark ?

Agathe : En fait il y a deux choses qui me tiennent beaucoup à cœur. La première c’est un projet carte postale. Avant que je commence à écrire je pensais que je serais pas capable en fait d’écrire quoi que ce soit de bien par rapport au talent qu’avait ma sœur. Donc j’avais demandé à une illustratrice qui est Pauline, et qui cherchait un peu sa place donc qui était vraiment dans une étape de remise en question d’elle-même, de se sentir française, mais pas française, rejetée, elle voulait être artiste, mais on lui dit qu’elle est une femme artiste, enfin c’était assez dur, en fait, elle était un peu… je pense… un peu en début de dépression tu vois. Et elle a fait cette illustration à partir d’un texte de ma sœur et on l’a imprimée sur une carte postale, et une association a aidé à la distribuer dans des collèges ou dans des lycées, et en fait les élèves qui recevaient cette carte postale ils pouvaient écrire un mot de soutien à quelqu’un qu’ils ne connaissent pas, mais qui ont vécu soit du harcèlement scolaire, soit qui sont harceleurs, soit qui sont témoins. Mais c’est dur d’être témoin aussi, tu vois des choses et tu as pas osé parler, tu te sens coupable ! Donc en fait c’était collège vers lycée et lycée vers collège, donc chacun reçoit cette carte avec un mot de soutien qui est pour lui, qui a été écrit par quelqu’un qui pensait à lui, et dessus il y a le numéro de l’association contre le harcèlement scolaire, c’est quelque chose que tu gardes sur ton bureau, qui te fait du bien quand tu le vois, mais qui est là pour quand ça va vraiment pas du tout dans l’année pour te rappeler que tu as un numéro, tu peux l’appeler de suite si ça va pas. Donc ce projet je le continue parce qu’en fait je reverse mes profits d’auteure pour acheter des cartes postales pour qu’on continue. Déjà ils sont allés dans une centaine d’établissements l’année dernière donc c’est pas mal, tu vois, c’est un bon début. Ça, c’est un premier projet. Et après j’ai un second projet qui est assez… Qui est peut être un peu atypique, parce que, donc tu l’as vu, ma sœur elle était homosexuelle et c’est aussi pour ça que le harcèlement scolaire a pris une telle ampleur je pense. Mais j’ai échangé avec un ami qui m’a dit il faut pas que tu dises que ta sœur elle a été harcelée parce qu’elle est homosexuelle, parce qu’en fait c’est un peu la même chose que de dire d’une femme qu’elle a été violée parce qu’elle était en jupe, tu vois. Ça responsabilise la victime et ça donne l’impression que le harcèlement était justifié, alors qu’en fait non. Tu dis qu’une femme elle a été parce… elle a été violée, point, et de la même manière tu dis qu’une victime de harcèlement scolaire elle a été harcelée point. Pas il a été harcelé parce qu’il était gros, parce qu’il avait des lunettes, parce qu’il était roux… C’est, on s’en fout en fait de la raison, c’est pas le sujet ! Et donc j’ai vraiment en fait essayé de séparer ce sujet, de parler de ma sœur comme je la connaissais et pas de focaliser sur ce thème-là, mais c’est vrai que j’ai reçu beaucoup beaucoup de témoignages de jeunes qui m’ont dit je suis harcelé(e) pour cette raison-là, et comme j’ai pas fait mon coming out en fait je peux pas demander de l’aide. Et je suis vraiment dans des situations difficiles, y’a des jeunes qui m’ont écrit dans des états de détresse extrême, au point que je les ai appelés directement parce que je me suis dit si j’attends cinq minutes, peut être que ça… Tu vois, tu sais pas. Et du coup j’ai contacté la DILCRAH, donc le ministère de la lutte anti discrimination et anti homophobie en leur disant voilà qui je suis, ma sœur vous avait écrit un e-mail vous avez jamais répondu, mais aujourd’hui j’ai un projet de sensibiliser au harcèlement scolaire LGBT dans les collèges, et je veux des fonds pour mener cette action, et c’est votre devoir de me donner des fonds pour que je puisse faire ce projet. Et en fait ils ont été vraiment très réceptifs, j’ai parlé avec l’équipe qui était hyper humaine, ils m’ont dit on a envie de t’aider. Ils m’ont donné des fonds l’année dernière et je travaille avec un collège dans lequel on va tourner parce qu’en fait on voulait vraiment des acteurs qui soient aussi des jeunes qui ont vécu ces événements, et on est en train en fait de faire un projet de réalisation. À l’origine je voulais le faire moi-même et en fait je me suis rendu compte qu’on allait utiliser une boîte de production avec des gens qui sont formés tout ça parce que c’est assez technique, mais là on a reçu plein de candidatures de jeunes qui voulaient être acteurs, et on en a une en particulier qui est tellement talentueuse ! C’est incroyable, quoi, l’émotion qu’elle sait faire passer, la sensibilité qu’elle a, et je suis hyper fière de travailler avec des gens qui ont autant de talent pour faire cette vidéo de sensibilisation qui va passer dans les collèges et les lycées. Et tu vois c’est des projets annexe, je vais pas demain créer une association ou quelque chose comme ça, je préfère donner le relai à des gens qui sont formés. Il y a beaucoup de choses qui se font qui sont bien, et je pense que c’est ce qui se fait en ce moment qui doit être mis en lumière et pas forcément de créer autre chose, tu vois.

Mickael : Est-ce que tu as l’impression aujourd’hui que les regards changent sur ce sujet, avec toutes les initiatives qui se créent aujourd’hui, avec l’initiative que tu portes aussi ? Est-ce que tu as l’impression qu’à l’échelle de la société française il y a une vraie évolution des regards sur ce sujet ?

Agathe : Pas du tout ! Je vois une grande frustration des parents qui sont extrêmement démunis, d’enseignants qui disent je sais pas comment me former, ou je voudrais me former, mais je trouve pas les budgets, quand je parle avec des gens de la DILCRAH ils me disent aussi qu’ils font tout ce qu’ils peuvent, mais qu’ils arrivent pas à se coordonner de manière à forcément de faire tout ce qu’ils aimeraient faire en tout cas ! Et donc non, je pense qu’il y a encore beaucoup de travail à faire. Par contre il y a une vraie volonté de beaucoup de gens de changer les choses, et t’as aussi une ouverture de la parole assez générale, de parents en fait qui se disent j’ai pas été confronté au harcèlement scolaire, mais ça pourrait arriver demain et qui ont envie de se renseigner. Et je trouve que c’est un vrai point de départ en fait, se dire j’ai envie de me renseigner, et donc j’accepte que je sais pas tout et que je pourrai apprendre des choses sur ce sujet-là, c’est hyper bon signe ! Parce si globalement effectivement on peut avoir envie de s’intéresser, bah c’est le point de départ, en fait, c’est comme ça que tu développes ton empathie quand tu veux te renseigner. Et j’ai essayé vraiment de faire un livre qui soit pas lourd à lire, mais au contraire qui soit vraiment partager la vraie enquête et emmener les gens avec moi dans ce cheminement, mais qui soit pas déprimant parce qu’en fait je me suis dit moi en tant que jeune diplômée j’aurais jamais lu après ma journée de travail un livre sur le harcèlement scolaire, c’est lourd, c’est un peu technique, je me sentais pas concernée. Par contre si quelqu’un m’avait dit tiens y’a ce livre, c’est une histoire vraie, c’est une fille elle est à Singapour, elle raconte un peu son quotidien, elle fait une enquête, c’est des vrais documents de police que tu peux voir, tout ça, je pense que je l’aurais lu. Je pense que ça m’aurait intéressée, et j’aurais eu les clés ensuite pour dialoguer sur ce thème-là, parce que si t’as pas vécu en fait le harcèlement scolaire tu passes vraiment à côté de tout ce que ça peut être en termes d’intensité, en termes d’impact et puis ça touche des gens que tu connais en fait ! Enfin quand on dit que c’est une personne sur cinq, en fait c’est plein de gens que tu vois, mais ils te le disent pas, et si toi t’es pas un minimum sensibilisé, tu peux pas avoir de dialogue, tu comprends pas ce qu’on te dit.

Mickael : Et pour toi qui a cette expérience internationale, donc de la France, de Singapour, du Danemark, est-ce que tu as l’impression que selon les pays il y a des initiatives qui sont plus ou moins utiles, des regards qui sont plus ou moins différents ? Comment est-ce que tu appréhendes justement ces différences structurelles ?

Agathe : Ah, mais moi j’adore par exemple vivre au Danemark parce que là maintenant j’ai eu des enfants, ils ont des cours d’empathie ! À trois ans ! Et même en tant qu’adulte tu as une bienveillance et une ouverture d’esprit qui fait que t’es jamais jugé sur ce que tu fais, tu peux dire ce que tu as envie, et tu peux être qui tu veux, et on va pas te juger sur ton identité, tu peux t’habiller comme tu veux, par exemple ! C’est tout bête, mais en France si tu t’habilles comme tu veux, déjà si t’es une fille et tu es en jupe tu vas pas être en sécurité partout, et puis d’un point de vue vestimentaire c’est quelque chose qui va se remarquer dans l’espace public. Alors qu’au Danemark, c’est quelque chose qui se remarque pas. Et même quand on a des stars, des gens qui sont vraiment très connus, la règle au Danemark c’est de faire comme si c’était quelqu’un de normal, personne les regarde dans le métro ! Ils sont libres, en fait, et toi aussi tu es libre de faire ce que tu veux, et tu seras jamais observé dans l’espace public ou jugé dans l’espace privé, et c’est très agréable je trouve !

Mickael : Dans ton livre il y a quelque chose qui m’a un peu déstabilisé vers la fin, parce que tu proposes une fin alternative sans vraiment prévenir le lecteur. Pourquoi tu as fait ce choix aussi de réécrire un peu l’histoire ?

Agathe : Bah c’était assez spontané, je vais te dire, j’ai pas réfléchi plus que ça, j’ai trouvé des éléments, au départ j’ai essayé de les assembler, et ça fonctionnait pas, donc je me suis dit je vais juste raconter… qu’est-ce que ça aurait pu donner ces éléments. Mais tu vas être étonné d’apprendre qu’en fait c’est un livre à double lecture et qu’en fait depuis le tout premier chapitre, depuis le premier paragraphe t’as des indices qui t’expliquent ce qu’il va se passer dans le dénouement. En fait j’ai travaillé avec un expert de la symbolique qui m’a aidée à faire en sorte que tous les prénoms, toutes les couleurs, les titres de chapitre ils aient une double signification, et on a aussi mis ensemble des… Peut-être qu’il y a une cinquantaine d’informations et on te dit en fait ce qu’il va se passer à la fin et ce dénouement. Donc en fait c’est un peu caché, mais c’est vrai que par exemple on te dit du chapitre 1 à 6 c’est des vrais documents, enfin c’est des vraies parties de journal intime, et à chaque fin de partie de journal intime on te dit qu’est-ce que c’est, où ça a été retrouvé. Et tu vois qu’au dernier chapitre, ça y est plus, ça ! Mais c’est subtil. Il y a des gens qui détestent, qui me disent pourquoi tu mets pas juste qu’elle est décédée et finir sur une fin réaliste, mais triste. C’est vrai que ma sœur elle aimait pas du tout les romans tristes, elle détestait les histoires qui se finissent mal, je pense que ça aurait été un très mauvais hommage de faire un truc un peu glauque, déprimant, lourd à lire. Ça incite pas non plus à la libération de la parole, au contraire ça fait peur, et ce qui fait peur tu as pas envie de t’y confronter. Donc c’est aussi une manière pour moi de rendre l’expérience de lecture un peu plus facile, un peu plus douce. Je trouve que dans la poésie, dans l’imaginaire tu as aussi une échappatoire, qui est salvatrice des fois aussi ! On a besoin de rêver en fait ! Donc ça m’a paru avoir du sens à condition bah d’être transparente dans l’épilogue.

Mickael : Pour conclure sur une note positive, est-ce que tu veux bien nous partager un souvenir que tu as avec ta sœur, qui te fait plaisir ?

Agathe : Ehm… J’ai un souvenir que je peux te partager en fait. Dans ma famille tous les dimanches matin on partait avec notre père à la piscine, parce que c’était la matinée où ma maman pouvait avoir un peu de temps pour elle, et donc on y allait toutes les trois, et c’était hyper joyeux parce qu’on faisait, tu sais avec toutes les ceintures et toutes les planches de la piscine on faisait des gros radeaux, donc le monsieur de la piscine était… était jamais très content de nous voir arriver parce qu’il savait qu’après il aurait tout à ranger, il nous voyait d’un mauvais œil, mais on s’amusait énormément à construire cette sorte de radeau, à grimper dessus toutes les trois, et à essayer de… ça a jamais fonctionné, concrètement, on a jamais réussi à faire quelque chose de propre où on pouvait monter toutes les trois, il y en avait deux qui montaient et puis la troisième c’était raté. Mais on a fait ça pendant pas mal d’années, à la piscine toutes les trois, et c’étaient vraiment de grands moments de complicité et de joie, la piscine c’est… Plus tard t’as cette relation au corps qui fait que tu te sens jugé, t’es pas forcément à l’aise à la piscine, mais quand t’es enfant aller à la piscine c’est trop rigolo ! Et c’était aussi un temps avec notre père tout seul qui était un peu privilégié, un peu plus intime, où il partageait des choses sur sa vie, on posait plein de questions, c’était trop de questions, mais il répondait toujours à la fin, c’était chouette, c’étaient vraiment des bons moments !

Mickael : Il me reste à te remercier et à recommander encore une fois ton ouvrage Le livre de Liane qui est paru cette année chez Harper Collins, qui est vraiment très très bien et que je recommande fortement. Merci beaucoup, Agathe, pour ce partage et pour tout ce que tu fais au quotidien pour lutter contre le harcèlement scolaire.

Agathe : Merci !

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