Cacher ces réseaux que je ne saurais voir !

Téléphone

La journaliste Laurence Desjoyaux m’interrogeait récemment en vue d’un article qu’elle préparait sur les jeunes et les réseaux sociaux. Je vous propose de découvrir l’entretien complet, dont des extraits sont publiés dans l’article final.

Quel constat peut-on faire de la relation des jeunes à leur portable et aux réseaux sociaux ? Quel temps y passent-ils ?

Tout d’abord, il est important de noter et de rappeler que cette question s’applique tout autant à leurs parents, voire à leur grands-parents. Les jeunes ne sont pas les seuls à user (et parfois abuser) des réseaux sociaux. Combien de familles voit-on au restaurant autour d’une table où personne ne se regarde, les yeux rivés sur — selon l’âge — Facebook, Instagram, Snapchat ou TikTok ?

On peut bien entendu focaliser l’attention sur les 18% de jeunes qui disent utiliser les réseaux plus de 5h par jour, mais il y en a aussi 37% qui les utilisent moins de 2h par jour [1]. Finalement la majorité relative concerne 45% des jeunes qui passent environ 3 à 5h de leur journée sur les réseaux, sachant que ceux-ci ne sont pas forcément utilisés de manière solitaire, mais souvent aussi en groupe.

Ces chiffrent dépendent fortement des études, mais ceux-ci me semblent particulièrement intéressants dans la mesure où il s’agit d’une enquête pluri-annuelle sur des échantillons importants. Une autre enquête rapportait aussi que les adultes ont un temps d’exposition aux écrans égal voire supérieur à celui des jeunes ! [2] Cela donne surtout l’impression que les adultes projettent des angoisses sur la manière dont les jeunes d’aujourd’hui se développent, en fantasmant leur propre adolescence qui aurait été parfaite. La fameuse antienne du « c’était mieux avant » que chaque génération ressasse : on est surtout dans une incompréhension de changements de plus en plus rapides.

Est-ce que cela leur permet d’avoir le cerveau occupé ? de faire passer le temps comme j’ai pu l’entendre auprès de personnes touchées par une dépression résistante par exemple, alors même qu’ils n’ont peut-être pas les ressources nécessaires pour entreprendre d’autres activités ?

Les réseaux sociaux et le numérique peuvent en effet être une source de divertissement, de déconnexion après une dure journée : nous en avons tous besoin, qu’importe le medium (livre, sport, cuisine, bricolage, réseaux sociaux, cinéma, série TV, …). Ils sont aussi un moyen d’accéder à des ressources auxquelles on n’aurait pas accès autrement, car inaccessibles financièrement ou géographiquement.

On peut aussi tout à fait « binge-watcher » des séries ou lire à la chaîne des romans qui nous font voyager : là, personne ne s’interroge réellement sur l’impact de ces comportements, car ils nous semblent « plus socialement acceptés » car rentrant dans les us de notre passé fantasmé. Par ailleurs, concernant la lecture, une enquête a montré que l’utilisation, même importante, des réseaux sociaux ne diminue pas la lecture chez les plus jeunes, encore très attachés à la presse junior ! [3]

Il faut s’intéresser aux usages plutôt qu’au médium, et ces usages se diversifient. On peut penser au caricatural « doomscrolling », mais celui-ci concerne autant les enfants et ado que les adultes ! La majorité des adultes regarde son téléphone dès le réveil.

Passer le temps et se détendre ne sont que la 2e et 4e raison d’utilisation des réseaux sociaux : la première raison est l’interaction sociale avec son cercle amical [1].

En tant que chercheur très présent sur les réseaux, êtes-vous témoin de spirales négatives chez certaines personnes concernées. Au contraire voyez-vous aussi des solidarités s’organiser ?

Contrairement à ce qu’on peut encore lire çà et là, notamment dans le rapport rendu récemment au Président de la République sur l’utilisation des écrans et son impact sur les jeunes, l’usage problématique des écrans et réseaux sociaux demeure très rare : on estime qu’il est de l’ordre de 1 à 2%, avec 2,6% pour les 12-25 ans [4]. Ce sont bien sûr des chiffres élevés, mais loin d’être aussi catastrophiques que ce qu’on peut fréquemment en dire.

À titre de comparaison, les troubles du spectre bipolaire concernent entre 1 et 3% de la population. L’anorexie mentale concerne 1,4% des femmes, et il s’agit du trouble psychiatrique le plus mortel… on en parle quand même nettement moins !

Les « écrans » et réseaux sociaux sont devenus le nouveau coupable tout trouvé, un bouc émissaire pratique qui permet de déporter la responsabilité de maux actuels sur des acteurs sur lesquels nous n’avons pas prise, puisqu’il s’agit d’acteurs commerciaux à la puissance démesurée.

Bien entendu, l’usage des écrans et réseaux peut présenter des conséquences néfastes pour la santé de certains, avec un temps d’endormissement moyen supérieur chez les jeunes par rapport à la population générale (53 minutes contre 37 minutes). Des troubles musculosquelettiques aussi sont inhérents à la position et aux mouvements répétés que nous devons effectuer pour tenir le téléphone et scroller. Les mêmes problèmes se posent avec l’utilisation des ordinateurs, avec des risques de syndrome du canal carpien, des problèmes de dos, des difficultés oculaires, etc. Il existe aussi bien entendu un risque de sédentarité, mais celui-ci n’est en rien spécifique à l’usage des écrans.

Côté psychologique, la problématique du harcèlement est aussi présente, en ce qu’elle peut prolonger le harcèlement de « la vie offline » dans « la vie online », avec les conséquences graves que le harcèlement peut avoir, y compris en dehors des écrans et réseaux, qui ne font que potentialiser un comportement déjà intrinsèquement délétère et dangereux. Ces usages peuvent entrainer une aggravation de difficultés psychiques déjà présentes, soit de manière latente, soit sous une forme légère.

Il y a cela dit une prise de conscience de la part des jeunes sur le mésusage et les dérives potentielles : un tiers des désinstallations d’application est lié à la prise de conscience d’un temps passé trop important. On voit également un mouvement de plus en plus important de jeunes renonçant aux smartphones pour adopter des téléphones « à l’ancienne » sans possibilité d’installer des applications. Avec notre regard de personnes issues des générations précédant la Génération Z, on pourrait avoir l’impression fausse qu’il y a une insouciance, voire une inconscience, vis-à-vis de l’utilisation du numérique, alors que ce n’est pas le cas. Les « jeunes » ne sont pas plus « cons » que nous !

Est-ce un facteur d’isolement ou au contraire de lien (ou un peu des deux !) ?

Comme dit précédemment, 78% des jeunes utilisent les réseaux sociaux principalement pour discuter et interagir avec leur entourage [1]. C’est indubitablement un facteur de lien, et ce en premier lieu, et de très loin ! Bien entendu, les réseaux sociaux peuvent être facteur d’isolement, en cas de dérive comme du harcèlement.

Mais, pour certaines personnes, par exemple celles qui vivent avec un trouble anxieux sévère ou une dépression, peuvent reprendre contact avec le monde extérieur par ce biais, pour progressivement retrouver le sentiment de capacité de sortir « offline ». Le lien social passe aussi par là, et on sait qu’il est un déterminant majeur de santé. Certaines études suggèrent d’ailleurs que le lien social serait le principal facteur de longévité, même plus que la qualité de l’air ou encore que l’arrêt du tabac [5] !

Selon l’usage et les caractéristiques individuelles, il est difficile de tracer exactement ce qui adviendra, mais dans la grande majorité des cas, les réseaux — sociaux, ne l’oublions pas — permettre de rester en lien avec son cercle, de l’élargir et de s’insérer dans des communautés d’intérêts partagés.

D’ailleurs, plusieurs grosses études récentes ne rapportent qu’une corrélation marginale, voire absente, entre bien-être psychologique des jeunes et utilisation des réseaux sociaux, contrairement aux idées reçues que l’on pourrait encore avoir [6] !

Les réseaux peuvent-ils être un lieu de soutien pour des malades qui verraient qu’ils ne sont pas seuls ?

Les réseaux sociaux peuvent être une arme à double tranchant. Bien entendu, d’un côté, en renforçant le lien social, les malades peuvent y trouver du soutien précieux, par exemple par le partage d’expérience, comme une sorte de pair-aidance indirecte, parasociale. Cela dit, les contenus n’étant pas réglementés et peu modérés, on trouve tout et n’importe quoi sur les réseaux et sur internet de manière générale, y compris des contenus dangereux et des redirections vers des pratiques charlatanesques éloignant du soin.

Des chercheurs ont étudié les vidéos sur le TDAH les plus vues sur TikTok et sur d’autres thèmes de santé mentale, les résultats sont catastrophiques [7]. L’immense majorité des contenus étaient trompeurs voire mensongers et dangereux [8]. Il y a une immense responsabilité des plateformes à modérer et réglementer les contenus sensibles comme ceux ayant trait à la santé auprès d’utilisateurs potentiellement vulnérables. Encore plus étant donné que TikTok est aujourd’hui déclarée comme étant la principale source d’information (mésinformation ? désinformation ?) des jeunes.

Les réseaux peuvent-ils être un lieu de déstigmatisation et de sensibilisation à la maladie mentale ?

Déstigmatisation et sensibilisation sont des concepts qui peuvent se recouper, cela dit, les données scientifiques aujourd’hui ne permettent pas de dire que ces actions, pourtant très en vogue sans doute en raison de la simplicité enfantine d’en proposer une, ont un impact en termes de connaissances, de représentations, d’attitudes ou de comportements, que ce soient les comportements de recherche d’aide par les malades, ou les comportements de discrimination par le grand public [9].

Là encore, tout le monde a ses spécificités, certains seront réceptifs au contenu de sensibilisation. Mais là encore, les données montrent que seules les personnes déjà sensibilisées (malades, professionnels, entourage de malades) y prêtent attention et s’y intéressent… c’est le tonneau des Danaïdes qu’on alimente à fonds perdus sans vraiment trop savoir pourquoi on le fait.

Les problèmes de stigmatisation, comme les théories du complot, se fondent au départ sur des faits. Mais ceux-ci au lieu d’être considérés comme des événements isolés se voient généraliser par simplicité cognitive. Si les personnes avec une schizophrénie sont stigmatisées, aujourd’hui c’est en partie en raison d’actes criminels isolés qui sont relayés dans les médias en insistant sur la pathologie de la personne. On ne le ferait pas pour un crime commis par un malade de Parkinson ! On entre dans un cercle vicieux qui entretient les représentations. Or, malheureusement nous sommes très réceptifs, et en réalité friands de nouvelles négatives [10] : il n’y a qu’à regarder la teneur de la majorité des contenus partagés sur les réseaux sociaux et dans les médias…

Alors sensibiliser ou changer les mots — comme cela peut être proposé pour la schizophrénie, mais là encore sans éléments probants issus des expériences japonaise et coréenne [11;12] — ne serviront jamais seuls à améliorer l’accès aux soins, principal problème aujourd’hui !

On se trompe clairement de priorité : ceux qui acceptent de s’informer le font déjà, il y a pléthore de ressources, dont certaines très sérieuses, comme celles proposées par Psycom (Officiel) ou encore Santé Psy Jeunes. Mais, ceux qui veulent se soigner ne le peuvent souvent pas, car les soins psychologiques et psychiatres sont encore très inaccessibles : déserts médicaux (plus de 80% du territoire français sont concernés), nécessite de trouver un professionnel avec qui « le courant passe » (l’alliance thérapeutique est le principal facteur d’efficacité d’une psychothérapie), coût des soins, structures publiques saturées, …

Tant qu’on ne s’attelle pas au sujet capital de l’accès aux soins, le reste ne sera qu’une rustine sur une énorme fuite… Les facteurs sociaux et économiques comptent parmi les déterminants majeurs de la santé mentale, or cela dépend des urnes et du politique… Nous sommes dans une phase de rigueur budgétaire et de précarisation/paupérisation d’une grande partie de la population, avec les conséquences en termes de santé que cela pose. Avec Jean-Loup Delmas, en 2021, nous parlions de la précarité énergétique dans 20 Minutes [13], rien n’a changé depuis, si ce n’est que nous sommes passés de 33% en 2019 à 79% en 2023 de personnes limitant le chauffage pour des raisons économiques [14]…

Que pensez-vous des politiques mises en œuvre par les réseaux pour tenter de limiter l’usage de certains hashtags, ou de positionner des messages d’alerte ou d’aide quand l’usager fait certaines recherches ?

Ce sont de bonnes idées, cela dit il faut qu’elles soient appliquées strictement. YouTube par exemple a mis en place des certifications sur les vidéos réalisées par des professionnels de santé, mais cela n’empêche en aucun cas quelqu’un de publier n’importe quoi, il n’aura simplement pas le label : mais qui s’y intéresse ? Il y a eu des études sur l’effet de préciser que la vidéo a été créée par un professionnel : cela n’a aucun impact sur la crédibilité de l’information [15].

Nous sommes tous soumis à nos biais de confirmation et nous cherchons et acceptons prioritairement les informations qui vont dans le sens de nos croyances (d’où aussi le boulevard offert aux pratiques alternatives hasardeuses surfant sur des vides juridiques, comme l’absence de réglementation sur l’exercice de la psychothérapie). Les messages d’alerte, s’ils ne comprennent pas de ressources facilement, accessibles ne seront efficaces que dans un nombre restreint de cas. Alerter c’est une étape, mais ensuite il faut proposer quelque chose.

Références

[1] 6e enquête annuelle sur l’usage des réseaux sociaux par la Génération Z (échantillon de 2312 jeunes entre 16 et 25 ans ; Diplomeo et BDM, 2023)

[2] Les écrans, un danger pour la santé ? (Décod’Actu, 2018)

[3] Junior Connect (échantillon de 4000 personnes de moins de 20 ans ; IPSOS, 2023)

[4] Comprendre les utilisations problématiques des écrans chez les adolescents et jeunes adultes : interactions entre vulnérabilités et environnements (S. Erhel ; ANAE n°191, 2024)

[5] Holt-Lunstad J, Smith TB, Layton JB (2010) Social Relationships and Mortality Risk: A Meta-analytic Review. PLOS Medicine 7(7): e1000316. https://doi.org/10.1371/journal.pmed.1000316

[6] Ansari, S., Iqbal, N., Asif, R., Hashim, M., Farooqi, S. R., & Alimoradi, Z. (2024). Social Media Use and Well-Being: A Systematic Review and Meta-Analysis. Cyberpsychology, behavior and social networking, 27(10), 704–719. https://doi.org/10.1089/cyber.2024.0001 ; Ahmed, O., Walsh, E. I., Dawel, A., Alateeq, K., Espinoza Oyarce, D. A., & Cherbuin, N. (2024). Social media use, mental health and sleep: A systematic review with meta-analyses. Journal of affective disorders, 367, 701–712. https://doi.org/10.1016/j.jad.2024.08.193 ; Valkenburg, P.M. (2022). Social media use and well-being: What we know and what we need to know. Current Opinion in Psychology, 45, 101294. https://doi.org/10.1016/j.copsyc.2021.12.006 ; Ivie, E.J., Pettitt, A., Moses, L.J., Allen, N.B. (2020). A meta-analysis of the association between adolescent social media use and depressive symptoms. Journal of Affective Disorders, 275, 165-174. https://doi.org/10.1016/j.jad.2020.06.014.

[7] Yeung, A., Ng, E., & Abi-Jaoude, E. (2022). TikTok and Attention-Deficit/Hyperactivity Disorder: A Cross-Sectional Study of Social Media Content Quality. Canadian journal of psychiatry. Revue canadienne de psychiatrie, 67(12), 899–906. https://doi.org/10.1177/07067437221082854

[8] How Accurate is Mental Health Advice on TikTok? (Plus Care, 2024)

[9] Voir cette esquisse de compilation d’études récentes que j’ai réalisée cette année : https://drive.google.com/file/d/1RWG5JZbA-3GJjJLNDfxPIA7hiCobBrdg/view?usp=sharing

[10] Trussler, M., & Soroka, S. (2014). Consumer Demand for Cynical and Negative News Frames. The International Journal of Press/Politics, 19(3), 360-379. https://doi.org/10.1177/1940161214524832

[11] Yamaguchi, S., Mizuno, M., Ojio, Y., Sawada, U., Matsunaga, A., Ando, S., & Koike, S. (2017). Associations between renaming schizophrenia and stigma-related outcomes: A systematic review. Psychiatry and clinical neurosciences, 71(6), 347–362. https://doi.org/10.1111/pcn.12510

[12] Kim, I. B., Choi, J., Park, S. C., Koike, S., Kwon, J. S., Kim, E., Choi, H. S., Lee, J. Y., & Lee, Y. S. (2023). Data-mining analysis of media frame effects on social perception of schizophrenia renaming in Korea. BMC psychiatry, 23(1), 882. https://doi.org/10.1186/s12888-023-05386-4

[13] https://www.20minutes.fr/societe/3169891-20211110-froid-comment-precarite-energetique-nuit-sante-francais

[14] https://www.liberation.fr/economie/conso/precarite-energetique-environ-un-tiers-des-francais-a-souffert-du-froid-entre-2023-et-2024-20241104_2Y5MGAOP75A4JFLG7WN6JVGEKU/

[15] Heiss, R., Bode, L., Adisuryo, Z. M., Brito, L., Cuadra, A., Gao, P., … Zhang, P. (2024). Debunking Mental Health Misperceptions in Short-Form Social Media Videos: An Experimental Test of Scientific Credibility Cues. Health Communication, 39(13), 3059–3071. https://doi.org/10.1080/10410236.2023.2301201