"Il n’y a pas eu besoin de m’hospitaliser sous contrainte parce qu’en fait j’étais sur Mars ! Je n’étais plus là. Ils m’ont hospitalisée un vendredi matin ; le lundi, j’avais les premiers électrochocs avec un diagnostic de mélancolie délirante."

MELANCOLIE DELIRANTE— S’il est possible de mettre certains éléments du réel sur la table commune pour en discuter, il y en a d’autres qui ne se partagent pas. Quand une personne se retrouve entièrement plongée dans une réalité qui lui est propre et qui ne peut être partagée avec autrui, on parle de délire. Etymologiquement, le délire renvoie à l’idée d’une sorte de piste, d’un déraillement.

Sortir des sentiers battus de la réalité peut mener à un long voyage, loin des siens, et loin de soi. Sur les conseils d’un ami, notre invitée a décidé de faire le récit de ce voyage, en collectant autant d’informations qu’elle le pouvait auprès de son entourage. En effet, comment garder la trace d’une expérience aussi intense quand on n’en a quasiment plus aucun souvenir si ce n’est la douleur ?

Je reçois aujourd’hui Anne Révah, professeure de pédopsychiatrie et auteure. Pendant de nombreuses années, elle a cru comprendre la souffrance de ses patients, jusqu’au jour où elle a été happée dans le tourbillon de douleur physique et psychique de la mélancolie délirante. C’est alors qu’elle a pris conscience que, non, elle n’avait pas compris. Cette souffrance est indicible. Elle la touche du doigt dans son roman autobiographique L’intime étrangère.

Bonne écoute !
Pièce sombre, fenêtre fermée avec arbres à l'extérieur, dans un ton rouge orangé. Manon Combe pour Les Maux Bleus.

Intervenant

Anne Revah

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Mickael : Bonjour Anne.

Anne : Bonjour Mickael.

Mickael : Merci de t’être proposée pour participer à cet épisode. Donc toi tu es pédopsychiatre, spécialisée dans les troubles psychotiques de l’adolescence, est-ce que tu peux nous parler un peu de ce dont il s’agit ?

Anne : Alors je suis pédopsychiatre, je suis prof de pédopsy à l’université de Paris et chef de service à l’hôpital d’Argenteuil où on reçoit le tout venant de la psychiatrie sévère de l’adolescence, mais on a en effet développé plutôt une expertise sur les troubles psychotiques qui commencent même avant l’adolescence et qui peuvent se déclarer à n’importe quel moment de l’adolescence, alors ce sont des états de désordre qui touchent à la fois la pensée, les émotions, le comportement, qui émergent autour de la révolution pubertaire ou bien qui s’inscrivent dans des histoires de pathologie de l’enfance qui vont être comme ça très désorganisés autour de la révolution pubertaire. C’est, selon l’orientation théorique qu’on garde, soit on a une hypothèse très forte du côté d’une vulnérabilité biologique, génétique et la… la rencontre avec des facteurs environnementaux qu’ils soient sociaux, psychologiques, écologiques, et donc ce modèle-là est un modèle sur lequel je vais pas forcément détailler les choses parce qu’il y a une autre manière d’envisager les problématiques psychotiques de l’adolescence autour de la vie psychique de l’adolescence, de ce que c’est la construction identitaire de l’adolescent, de ce que c’est l’organisation progressive d’un sujet et de son rapport au monde, avec à un moment une sorte de fissure, de cette vie psychique, une non-intégration des données qui sont des données internes radicales par la poussée pubertaire, et le sujet est, du fait d’une précarité interne forte, ne va pas être en mesure d’intégrer les multiples facettes identitaires qui le concernent, il y a un auteur, Laufer qui parlait de l’effondrement psychotique inhérent à la phase pubertaire, comme un effondrement, le breakdown, parce que face à cette poussée génitale très forte certains sujets vont être pris par un désordre délirant qui peut s’installer dans la durée. Quelle que soit la catégorie diagnostique qu’on retiendra, une poussée aiguë de bouffée délirante, l’inscription progressive dans un processus schizophrénique, qui peut parfois commencer dès l’enfance, hein, il y a des schizophrénies infantiles, avec des symptômes d’attaque de la pensée, d’attaque de l’expérience émotionnelle et de la capacité sociale, quelles que soient ces catégories diagnostiques ce sont des troubles qui nécessitent des prises en charge complexes, médicamenteuses, institutionnelles, avec une grande précaution autour de tout ce qui a trait à la place dans le milieu familial, à la qualité du travail familial et à la qualité d’un travail au sein du social et du scolaire pour que le sujet puisse trouver sa place quel que soit le trouble qu’il expérimente, puisse se développer et construire un parcours de vie qui respecte à la fois ces besoins et lui permette d’accéder à un certain nombre de ses désirs propres même dans des expériences de désorganisation inaugurales

Mickael : On avait reçu dans un précédent épisode Alexandra et son fils Nathan, qui est un jeune homme souffrant de schizophrénie a début très précoce et qui nous avait fait part de sa difficulté à trouver une prise en charge qui a… dans leur cas, mené à un déménagement à l’autre bout de la France. Est-ce que tu considères aujourd’hui que la prise en charge pédopsychiatrique est facilement accessible ?

Anne : Alors c’est… c’est une question qui est une question d’actualité, qui… On a l’impression de découvrir avec la pandémie à quel point le système de santé va mal, mais il y a une discipline qui va extrêmement mal c’est la pédopsychiatrie, la psychiatrie et la pédopsychiatrie, du fait de l’absence ou du manque de praticien et puis d’un abandon politique de la santé mentale des enfants et des adolescents, un abandon depuis des années et des années, c’est pas… C’est pas faute d’avoir appelé à la vigilance et à la responsabilité politique ! Et donc sur le territoire français il y a de grandes inégalités de la palette de soins proposée et au-delà de l’inégalité il y a aussi des enjeux de rapport de force autour des pressions théoriques et politiques, on voit aussi comment s’organise-le faut que les lieux de soins portent des idéaux théoriques et donc il y a des mouvements, des lignes de force avec des patients qui sont… des familles de patients qui s’opposent à telle ou telle pratique, et puis des formes de revendication très dépsychologisantes de ce qu’est la psychiatrie, par exemple moi je suis frappée par le fait que la pédopsychiatrie va bientôt plus avoir besoin de psychiatre, en fait, que l’enfant aurait un cerveau et que tout ce qui relèverait de la construction d’un enfant dans la relation au monde, à ses parents, à ses pairs, tout ce que le cerveau, tout ce qu’il développe, même, un cerveau se développe en interaction, le monde cérébral est un monde interactionnel ! Et bien la vision de la pédopsychiatrie est devenue une vision qui ne veut pas psychologiser, qui ne veut pas construire une histoire, qui ne veut pas chercher le sens de l’histoire, qui veut, comme la médecine maintenant, et les Américains l’ont fait en leur temps et ils en reviennent maintenant, qui veut des listes de symptômes et puis pour écraser les symptômes on veut des traitements qui écrasent les symptômes, et… Alors le soin institutionnel, le soin thérapeutique, tout ça a assez mauvaise presse, et on voit bien comment la psychanalyse a été attaquée… Alors la psychanalyse a sa responsabilité, surement, sans doute, mais bon il y a… Les attaques disent aussi quelque chose de comment on pense la souffrance psychique, quoi, la souffrance psychique se visualise par les connexions neuronales, c’est mal connaitre ce qu’est l’existence humaine ! L’existence humaine c’est une expérience. Quelqu’un, dans son histoire, avec son expérience. Et bien sûr que c’est biologique aussi, nous sommes des êtres de biologie, personne ne pourra dire le contraire ! mais nier le fait que le soin passe aussi par l’expérience relationnelle, la transformation dans la relation de soin, et donc la nécessité en pédopsychiatrie et en psychiatrie d’avoir des êtres humains qui mettent au service du patient leur capacité relationnelle étayée par de la théorie pour transformer la souffrance et les symptômes, ne pas vouloir entendre parler de ça c’est sacrifier la souffrance des patients et les stigmatiser encore plus.

Mickael : Tu as dit plusieurs mots, symptômes, expérience, souffrance, stigmatisation. On sait que dans la théorie de la Gestalt le tout est plus que la somme de ces parties, et justement ce à quoi on a tendance aujourd’hui c’est à considérer la souffrance psychique comme une liste de symptômes qui seraient les parties, mais justement il y a quelque chose qui lie tout ça et qui est la souffrance psychique. Quelle représentation on en a aujourd’hui quand on est professionnel de santé de cette souffrance psychique ?

Anne : Alors euh… Je vais différencier, enfin je vais faire deux types de réponse, une réponse très centrée sur ma place de pédopsychiatre et ce que j’observe des soignants de mon service, par exemple. Moi j’ai passé, enfin je suis comme on dit une pédopsychiatre mure maintenant, enfin je suis une femme d’âge mûr, largement, et je me suis toujours mobilisée pour… Parce que j’ai toujours été très sensibilisée au fait qu’il y avait quelque chose de l’expérience, c’est ce qui m’intéresse, c’est l’expérience, c’est ce qu’on vit, comment on le vit et comment on le raconte, donc ça, c’est pas que du symptôme, c’est la perception et le récit sur un rapport au monde et aux autres. Et donc j’ai été très sensibilisée par tout ça, c’est pour ça que j’ai fait de la psychiatrie, c’est parce qu’il y a un enfant, il y a une famille, il y a des générations, il y a tout un environnement donc il y a une richesse expérientielle très intense. Donc comme pédopsychiatre j’ai beaucoup insisté sur le plan institutionnel, auprès des soignants, pour les accompagner dans la, leur capacité à ne pas fuir devant la souffrance, à, au contraire se demander toujours comment on la repère, qu’est-ce qu’on en fait ? D’ailleurs est-ce qu’il faut en faire quelque chose, qu’est-ce que ça veut dire, qu’est-ce que c’est une relation de soin ? Est-ce que c’est être ensemble, partager un moment, est-ce qu’il faut se parler, est-ce que c’est donner le médicament, qu’est-ce qu’il se passe dans ces moments interactionnels, qu’est-ce que la rencontre a de transformatrice, donc la souffrance pour moi était… la préoccupation pour que les soignants soient des bons soignants dans un service de pédopsychiatrie donc on en parlait beaucoup, voilà, à quoi, comment le patient communique sa souffrance, qu’est-ce qu’il en dit, s’il n’en parle pas à quoi on la repère, comment on l’apaise ? Moi j’ai toujours dit que la nécessité d’apaisement de la souffrance c’était une exigence éthique, quoi, on ne peut pas laisser les patients submergés par l’angoisse, c’est pas possible ! C’est pas possible ! Donc c’est une ligne de force de mon engagement clinique, et donc j’ai vu des soignants avec moi s’engager là-dedans, voilà, et moi j’ai beaucoup de plaisir à Argenteuil, je trouve que c’est vraiment une équipe de soignant très… j’aime leur manière de faire, j’aime ce qu’on a fait, ce qu’on a construit ensemble, je trouve ça assez émouvant d’ailleurs ! Parce que pour moi on a réussi, je pensais avoir réussi à garder notre vigilance et notre volonté de ne pas ignorer cette dimension de souffrance… Alors souffrance en même temps c’est un mot qui ne veut pas dire grand chose parce que tout le monde souffre, on souffre quand on est précaire économique, on souffre quad on est victime d’abus de pouvoir, de violence multiple, donc la souffrance, ça fait partie de la vie humaine, mais je pense qu’il y a quelque chose d’une spécificité… j’ai toujours pensé qu’il y avait quelque chose d’une spécificité de la souffrance de la maladie mentale et j’essayais d’accompagner les soignants pour assumer notre présence dans cette spécificité si je peux m’exprimer comme ça. Oui je pense qu’il y a quelque chose… C’est pas pareil, voilà ! j’ai toujours pensé ça, que c’était pas pareil. Mais je me suis un peu trompée en pensant qu’on avait mené un travail presque abouti. Je me suis rendu compte que je m’étais un peu trompée.

Mickael : Justement c’est intéressant parce que ta réponse est formulée au passé, ce qui implique que tu as changé d’avis depuis sur cette question-là. Est-ce qu’il y a eu un événement qui a déclenché cette prise de conscience et finalement ce changement de paradigme dans la représentation de la souffrance ?

Anne : Alors il s’est passé quelque chose, euh, j’ai fait une analyse personnelle, donc j’avais déjà fait un travail sur la question de mes propres nœuds de souffrance éventuelle. Mais c’était pas la souffrance de la maladie mentale, donc il n’y avait pas de représentation au plus proche possible. Il y a quelques années j’ai eu un problème somatique, une banale péricardite après une infection pulmonaire. La péricardite a été soignée et puis pendant deux années j’ai eu des douleurs cardiaques très, très très envahissantes et donc on a diagnostiqué avec une IRM que j’avais une péricardite chronique, c’est-à-dire que le cœur enveloppé dans une enveloppe fine et souple qui s’appelle le péricarde, bah en fait le péricarde est suffisamment souple pour bouger avec les mouvements du cœur, bah là il y a une partie du péricarde qui était collée sur le cœur, ce qu’on appelle une péricardite chronique, et ça pouvait expliquer ces douleurs trainantes, parfois très envahissantes et avec des moments de très grande fatigue. Donc deux années comme ça, et voilà, comme tout le monde, on vit, on a la vie affective, familiale, le travail, les contraintes, et ces fameuses douleurs. Et puis au retour d’un été, 2019, là je n’avais plus aucune énergie physique. J’avais mal, mais j’avais un tel épuisement, je ne comprenais pas, c’est pas possible, cette péricardite chronique est en train de me vidanger. Et j’ai un ami neurologue spécialiste de la douleur qui me dit va voir, je connais une acupunctrice dans un centre antidouleur à Sainte Anne qui est très bien, elle va t’aider à te soulager de ta douleur et retrouver un peu d’énergie. Donc je vais voir cette acupunctrice elle me dit, mais là y’a plus aucune énergie vitale, je ne sais pas ce qu’il vous arrive, il n’y a plus d’énergie vitale. J’écoute, je… Ça me passe un peu à côté. Et en quelques semaines, j’ai été observatrice de quelque chose qui m’a échappé, j’ai eu d’abord des idées suicidaires, ce qui n’est pas mon mode, je suis quelqu’un avec une joie fondamentale, idées suicidaires qui m’ont surprise avec scénario, que j’ai repoussées avec honte et culpabilité, et puis là y’a eu… Un peu, j’ai perdu le contrôle, je mangeais plus. Il a fallu quand même que j’aille voir un psychiatre. Et quand vous êtes prof de pédopsy et que vous voyez les choses qui vous échappent, vous savez pas trop vers qui vous tourner. J’ai un peu piteusement demandé de l’aide d’un collègue. Il m’a prescrit des antidépresseurs, j’étais déjà en fait très déprimée, il a prescrit des antidépresseurs je n’ai pas répondu, il a doublé la dose, je n’ai pas répondu, et je me dégradais sans rien dire, je me suis mise à délirer, à avoir des hallucinations, des injonctions suicidaires, j’entendais une voix « jette-toi, jette-toi, jette-toi », et j’étais très délirante et très suicidaire. Il n’y a pas eu besoin de m’hospitaliser sous contrainte parce qu’en fait j’étais sur mars. J’étais plus là. Je n’étais plus là. Et j’ai eu des électrochocs, voilà, ils m’ont hospitalisée un vendredi matin, le lundi j’avais les premiers électrochocs avec un diagnostic de mélancolie délirante. Et ça m’a fait changer d’avis, je vais bien hein ! J’ai été soignée, bon, après on pourra parler du traitement, y’a pas eu que les électrochocs, y’a eu des médicaments, plusieurs médicaments que je prends toujours, d’ailleurs, c’était il y a deux ans et je n’ai pas fini de me soigner. Mais j’ai fait une expérience pour le coup, y’a aucun doute diagnostic sur le fait que c’était une mélancolie délirante, il n’y a aucun doute diagnostic, c’était un syndrome de Cotard, j’avais des négations d’organe, je me sentais pourrie, j’avais commis un crime irréparable avec.. un mélange d’éternité et d’immortalité tout en voulant mourir, une expérience assez particulière, et alors une douleur… Une douleur pas du péricarde, une douleur que je ne peux ni localiser ni décrire, à la fois un mélange d’anesthésie totale, je ne sentais plus rien, mon corps n’existait plus, et j’avais mal… je ne peux pas décrire. Je n’ai même pas trouvé de vocabulaire pour décrire cette souffrance. Je n’ai aucun souvenir à part la souffrance, les éléments délirants et hallucinatoires avec les électrochocs j’ai tout oublié. Mais mon entourage, ma famille qui m’a vue, voyait que je souffrais. Donc elle se voyait cette souffrance. Mais jamais… Quand j’essaie de raconter ce que je ressentais, la réaction est toujours la même. J’ai écrit un livre depuis, et quand les gens le lisent ils me disent, mais jamais on n’aurait imaginé une telle intensité de souffrance. Et en fait pour moi ça a été un point de bascule, c’est à dire que, c’est presque un comble ! C’est-à-dire qu’en effet la souffrance psychique de la maladie mentale, c’est indicible, c’est pas partageable. Et c’est pour ça que c’est un vrai défi d’être soignant auprès de malades mentaux parce qu’il y a quand même la dimension du pas partageable qu’il faut essayer d’assumer.

Mickael : Donc tu nous fais part de cette expérience… inhumaine, comme tu dis. Toi avec ton parcours de soignante, de médecin, comment tu as appréhendé le début des signes qui se présentaient à toi ?

Anne : Avec euh.. comment dire, avec une application à les ignorer ! Je ne me suis… Je n’ai jamais envisagé que j’étais déprimée, j’ai attribué la douleur, d’ailleurs depuis que la mélancolie a été soignée je n’ai plus jamais eu de douleur cardiaque, pourtant le péricarde est toujours collé au cœur, donc il n’y a pas de doute sur le fait… Donc cette douleur cardiaque ne… Ça ne m’a pas effleurée que je sois déprimée. Apparemment autour de moi on commençait à se dire, mais en fait elle est peut-être déprimée. Donc moi avec application j’ai ignoré cette dimension-là, pourtant, bah, je suis psychiatre, j’ai été en analyse, donc euh… Non, vraiment, ignoré. Et puis surtout je vois bien le rapport que j’ai eu au scénario suicidaire, c’est-à-dire que là j’ai eu peur, enfin j’ai eu peur, je me suis sentie coupable vis-à-vis de ma famille, c’est à dire que… Qu’est-ce qu’il va se passer, là ! Et après quand j’ai perdu le contrôle bon, voilà, j’ai fait une tentative de suicide par pendaison… Les autres n’existent plus ! parce qu’il y a ça aussi dans la souffrance psychique qui m’a beaucoup frappée et que je savais comme soignant, c’est à dire que le patient est dans un monde symptomatique qui l’isole de la possibilité d’être en lien, quels que soient les symptômes d’ailleurs, c’est pas la question de la dépression, la psychose, la névrose, il y a quelque chose de, d’un enfermement dans une espèce de bulle qui rend, qui l’isole, et où finalement le monde, les autres existent entre guillemets de moins en moins. Alors là moi j’ai vraiment fait cette expérience où, c’est très impressionnant, les autres n’existaient plus du tout. Jusqu’à ce que je ne les reconnaisse même pas. C’est-à-dire qu’il y a ce, un moment de glissement où l’autre n’existe tellement plus que je ne le reconnais pas. Et donc il y a vraiment quelque chose où je crois que quand on est psychiatre c’est pas facile de demander de l’aide quand il ya une souffrance morale, on se sent aussi stigmatisé finalement que les autres, moi j’ai eu, une fois que le traitement par les électrochocs a été réalisé, j’avais très honte, en fait, j’ai eu honte vraiment longtemps. Maintenant je n’ai plus honte, j’ai décidé par respect de vis-à-vis de mes patients que si moi je m’autostigmatisais qu’est-ce que ça voulait dire comme message que je portais et dans mon service et auprès des patients, des collègues. Parce que j’ai fait croire à tout le monde que j’avais un problème somatique, c’était facile, il y avait le péricarde ! Mais je me suis dit, mais si toi tu fais ça, où est ton éthique, quoi ? Donc, donc voilà j’ai négligé le regard psychiatrique sur moi-même, jusqu’à m’autostigmatiser comme tout le monde, jusqu’à me dégager de mon autostigmatisation, mais ce n’est pas pour autant que je ne suis pas stigmatisée dans le regard des autres, parce que ça je le vis, et je le vis intensément ! C’est à dire que le fait d’avoir eu un trouble psychiatrique sévère, on ne vous parle plus de la même manière, on ne vous regarde plus de la même manière ! Je ne ferai pas de commentaire sur le comportement de certains collègues, mais c’est ce que vivent tous les patients qui ont des troubles mentaux. Je dis souvent, j’aurais eu un cancer du poumon j’aurais trouvé beaucoup plus de sollicitation amicale, j’ai eu, j’ai de la chance d’avoir un environnement familial très fort, d’avoir des amis très proches, d’avoir eu un très bon psychiatre, etc., une très bonne psychanalyste, mais je vois bien que la caricature du fait que si vous avez un trouble psychiatrique bah les autres ne vous traitent pas de la même manière que si vous avez une maladie somatique, bah c’est vrai, c’est vrai ! C’est consternant, quoi ! C’est consternant, y compris dans un milieu de soignants et de professionnels de santé, les tabous sont les mêmes et les réflexes sont un peu les mêmes.

Mickael : Et comment est-ce que tu expliques ça justement, le fait que les représentations puissent être les mêmes auprès des soignants que dans la population générale, qui en général est plutôt novice dans ce domaine ?

Anne : Alors je pense que du côté des soignants il y a un effort vraiment très important pour lutter contre la stigmatisation, ça je le pense très sincèrement, mais je pense qu’après quand ça touche quelqu’un qui est un collègue… On sait plus trop quoi faire, quoi, là on sait plus si, on n’est pas vraiment soignant, on n’est pas ami, on a des relations… Et là y’a un truc confus qui émerge un peu, c’est comme si on pouvait pas avoir des phrases sociales normales, c’est-à-dire qu’un collègue que j’avais pas vu depuis la mélancolie, avant, bine avant, et que je vois bien après la mélancolie, je lui dis tu sais j’ai été très gravement malade et il me dit oui, j’ai entendu, et il ne savait pas de quoi j’avais été malade, je lui dis j’ai eu une mélancolie délirante, un syndrome de Cotard, j’ai cru qu’il allait faire un malaise ! Il a blêmi, il a, il m’a dit ah bon, mais vraiment grave ? Mélancolie délirante, vraiment grave ? Mais de quoi on parle ! Je lui dis ah oui, j’ai eu des électrochocs, et j’ai vraiment cru qu’il allait faire un malaise. Donc on voit bien que y’a quelque chose même pour des spécialistes de la souffrance psychique où d’un coup c’est… Voilà, et puis je pense qu’il y a aussi, il y a une suspicion quand vous avez un trouble psychiatrique, ça on le voit très bien chez nos patients et pour les familles de nos patients, ah bon, mais en fait on s’est trompé, la personne qu’on avait en face de nous on s’est trompés elle était malade ! Comme s’il y avait quelque chose, qu’on a été un peu… Oui, qu’on a fait une erreur de jugement, qu’on n’a pas bien évalué à qui on avait à faire, et ça aussi ça contribue à la stigmatisation.

Mickael : Pour revenir à cet épisode de mélancolie délirante finalement en soi, à partir du moment où tu as été hospitalisée et où tu sors de l’hôpital, il se passe quoi ? Et combien de temps ?

Anne : Alors c’était un peu particulier parce que j’ai été hospitalisée juste avant le confinement de mars 2020 et donc pour me protéger professionnellement on a décidé… Enfin j’étais un paquet, donc on aurait pu me mettre, je ne savais pas du tout où j’étais… Enfin si, je savais où j’étais, j’étais ailleurs ! Et donc on ne m’a pas mis dans un service hospitalier public, pour pas que je voie des internes, pour pas que je voie des collègues, c’était très prévenant, et voilà, je suis allée en clinique privée. Donc j’ai eu trois séances d’électrochocs où je sais plus, j’ai eu en tout huit séances d’électrochocs, et puis les appareils, des respirateurs, parce qu’il y a une anesthésie pour les électrochocs, une anesthésie courte, mais il y a un anesthésiste, il y a des appareils, c’est très bien fait… Je veux bien parler des électrochocs après ! Parce que c’est hyper important ! Les appareils étaient réquisitionnés pour les réas, donc on ne pouvait plus me faire les électrochocs. Et on m’annonce en plus que je n’aurai plus de visite, alors que j’avais des visites… Et là, comme j’avais déjà huit électrochocs donc je… j’étais moins délirante, j’étais toujours suicidaire, mais moins quand même, je me rendais compte là qu’il se passait quelque chose, je commençais à prendre conscience, j’acceptais les médicaments, tout ça, là j’ai dit que je voulais pas rester dans la clinique, enfin, que je n’allais pas rester hospitalisée si je n’avais plus d’électrochocs, pas de visite, c’est pas possible. Et donc j’ai dû, je suis restée près de deux mois… Et puis après j’ai été confinée chez moi, mais moi j’ai pas vu qu’il y a avait un confinement, j’ai rien vu, pas de virus, j’étais complètement confinée à l’intérieur de moi donc là j’ai eu une prise en charge, j’ai eu une prise en charge adaptée, j’avais mon psychiatre au téléphone une fois par jour, et puis je le voyais une à deux fois par semaine, mais j’aurais eu une hospitalisation plus longue, j’aurais dû avoir beaucoup plus d’électrochocs, j’aurais dû avoir quinze électrochocs, puis des électrochocs d’entretiens, ça j’ai pas eu ! Donc l’hospitalisation c’était principalement les électrochocs, parce que je faisais rien d’autre, en fait, j’étais dans ma chambre, enfin c’est ce qu’on m’a dit en tout cas ! De toute façon je n’ai pas de souvenirs, je ne vois même pas les lieux ! Je me suis, on m’a raconté, j’ai tenu à ce qu’on me raconte, et comme j’ai voulu en faire en livre j’ai vraiment pris soin qu’on me raconte parce que je voulais retrouver la mémoire ! Mais je n’ai aucun souvenir. Un électrochoc je m’en souviens, et mon état de souffrance, le mélange d’anesthésie et de douleur je m’en souviens… De pas me reconnaitre dans le miroir, je me souviens de phénomènes hallucinatoires très bien, très très bien ! mais les lieux, les visages… j’ai rien vu, je crois.

Mickael : Et ces électrochocs justement comme tu voulais revenir dessus, est-ce que tu peux nous dire de quoi il s’agit concrètement, parce que c’est vrai qu’il y a beaucoup de flou autour de ces thérapies, et d’images très négatives qui circulent. Beaucoup de gens ne savent pas que c’est encore utilisé aujourd’hui. Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus à ce sujet ?

Anne : Alors euh… Bon, moi j’ai beaucoup beaucoup de gratitude pour les électrochocs, les électrochocs c’est un excellent traitement quand l’indication est bien posée, et la reine des indications c’est vraiment la mélancolie avec des formes soit… dites catatoniques, soit très délirantes, très suicidaires, enfin la mélancolie est une indication phare. Pas seulement. Mais chez les adultes, et chez les adolescents aussi. Mais c’est un traitement qui a très mauvaise presse parce que, parce que les gens ne savent pas comment ça se déroule maintenant, il y a une caricature qui est une caricature qui est liée à l’histoire des électrochocs, au départ, la provocation des crises d’épilepsie était faite… Un des effets secondaires, mais c’est vrai qu’il y a beaucoup d’effets secondaires, on en parlera, mais la littérature, le cinéma ont beaucoup expliqué à quel point les électrochocs au début de leur histoire étaient violents, parce que les crises d’épilepsie étaient faites sans anesthésie, que les gens souffraient beaucoup que, que ça fait mal, que voilà ! Que ça a des effets secondaires de douleur, et puis des effets secondaires sur la mémoire, bon. Et puis la technique a beaucoup évolué, les crises d’épilepsie provoquée sont de durée très courte, sous une anesthésie, et donc y’a pas du tout de souffrance physique, tout est fait pour que… Il y a une myorelaxation, il y a du curare qui est injecté en même temps que l’anesthésie, donc ça dure cinq minutes, la crise elle dure une vingtaine de secondes, avec l’idée d’une, d’une, par la crise d’épilepsie de, de modifications qui permettent la sécrétion de neurotransmetteurs qui là resituent sur un plan neurobiologique un équilibre qu’il n’y a plus, et de sécrétions qui se remettent… Mon fort ce n’est pas la biologie du cerveau donc je n’irai pas plus loin dans les explications, mais en tout cas les électrochocs maintenant, quand l’indication est bien posée, c’est très efficace, ça sauve les patients, et puis ça… Vraiment ça sauve les patients, et dans les dépressions très résistantes aussi, pas seulement mélancoliques, mais les dépressions qui échappent à tout traitement médicamenteux, les électrochocs peuvent avoir une indication, bon. Bon, alors c’est pas rien, c’est vrai. Je dis souvent en rigolant que je ne sais pas, si on m’avait proposé de faire des électrochocs, si j’aurais accepté. On m’a proposé de faire des électrochocs et j’ai accepté, j’étais ailleurs, j’ai accepté. Les électrochocs c’est tout de suite efficace, je sortais de là j’étais plus délirante, j’avais des états d’euphorie même, et puis en deux, trois jours ça recommençait, et donc entre deux séances d’électrochocs je voulais plus y aller, je me disais bah non… Et puis je me redégradais et là je me laissais faire, aucune opposition, aucune opposition ! Euh… Après il y a des effets secondaires, alors moi j’ai des effets secondaires, il y a des gens qui ne supportent pas les effets secondaires. Effets secondaires sur la mémoire, alors on dit classiquement que c’est sur la mémoire de la crise psychiatrique, qu’on oublie ce qu’il s’est passé, comment ça s’est passé, les symptômes… Pas que ! Pas que, moi j’ai une mémoire qui… Il y a des choses que j’ai oubliées qui sont, la période c’est sur je vois plus rien, mais ça a la limite y’a des fois où je me dis c’est pas plus mal, j’ai pas besoin de me trimballer tout ça, parce que quand je vois l’état de mon entourage à l’évocation des souvenirs de la période je me dis franchement, finalement d’avoir oublié beaucoup c’est peut-être pas plus mal, mais j’ai oublié d’autres choses, des choses de ma vie, de mon histoire, de la vie de mes proches, j’ai oublié. Et puis j’ai des difficultés de mémorisation aussi, bon, que j’ai eu beaucoup de mal à accepter. Alors c’est sans doute pas que les électrochocs, y’a aussi les médicaments qui doivent… Mais si la question c’est être morte ou être vivante avec des problèmes de mémoire, y’a pas de choix en fait, c’est pas une alternative ! Donc moi j’ai pas, comme on dit banalement, j’ai pas d’état d’âme, moi je suis très contente d’avoir eu des électrochocs ! Heureusement ! Sinon je serais morte, en fait. Donc il faut que les gens se rendent compte que c’est un bon traitement, évidement c’est un traitement qui entre guillemets qui a les habits de la radicalité, mais en fait ce qui est radical, ce qui est effroyable, c’est ce qu’on vit, c’est pas l’électrochoc en fait ! Donc ce qui est le plus violent c’est ce que je vivais, pas le fait d’avoir subi les électrochocs.

Mickael : Tu nous as dit avoir encore quelques souvenirs très épars de certaines sensations que tu pouvais avoir. Quand tu te les remémores aujourd’hui ça te fait quoi ? Est-ce qu’on arrive vraiment à se les remémorer dans sa chair, est-ce qu’on ressent les sensations ? Est-ce que c’est plus flou, du type d’image en fait comme si on voyait une photo, et quel regard est-ce que tu portes aujourd’hui dessus, maintenant que tu es rétablie ?

Anne : Bah un double regard, y’a un regard où je me dis pourvu que ça revienne pas ! Parce que j’en garde quand même une intensité de sensation très forte, et vraiment, la première sensation quand ça me retraverse en… Je me dis vraiment, faut pas que ça recommence, quoi, voilà ! Après je fais une sorte de travail avec moi-même et c’est très intéressant, parce que, enfin c’est un travail sur la vie pour les patients aussi, sur, sur la vie en général, sur l’existence humaine, c’est quoi la différence entre se souvenir de quelque chose ? Est-ce que quand on s’en souvient on le vit encore ? Dans le trauma c’est ce qu’on dit, qu’en fait y’a pas de souvenirs, on continue de vivre les scènes. Pour ces expériences-là, en particulier les expériences hallucinatoires, je pense que quand même que maintenant ce sont des souvenirs. Mais quand ce sont des souvenirs la charge émotionnelle est quand même très intacte, donc je suis pas hyper à l’aise. Je suis très rassurée parce que je vais bien, que j’ai toujours mon excellent psychiatre, que je prends toujours mon traitement, que j’ai clarifié un certain nombre de réflexions parce que j’ai quand même insisté sur le fait que pour moi la souffrance psychique c’est un sujet dans une histoire, donc moi je travaille aussi sur quelle est la place de tout ça dans mon histoire, je le pense pour les patients, je le pense aussi pour moi-même d’historiciser tout ça. Donc malgré toutes ces choses qui sont très positives, le fait est que je suis pas complètement détendue, je peux pas dire le contraire, et c’est vrai que quand je suis à l’hôpital dans un contexte institutionnel, réfléchir sur la prise en charge de certains patients, sur leur traitement, sur leur projet de soin, j’ai des moments de… de perplexité qui sont, voilà, sur lesquels je fais attention, mais quand les infirmières racontent la journée d’un patient et décrivent à quoi a ressemblé la souffrance du patient ce jour-là… Bah je vois, quoi ! je dis je vois, c’est une métaphore, je sens. Et j’insiste beaucoup pour qu’on essaie de le soulager… Pas forcément les médicaments, soulager quelqu’un, même dans un moment hallucinatoire c’est pas forcément les médicaments qui le soulagent ! Pas du tout, pas seulement, aussi, mais pas seulement ! Donc… mais moi je ne suis pas très… Je ne suis pas totalement détendue avec la charge des souvenirs qu’il me reste de tout ça. C’est comme ça. Il faut du temps, il parait que c’est long, et puis surtout je… Je vérifie tous les jours que ce n’est pas revenu, je vérifie que je n’entends pas de voix, je vérifie, je vérifie ! Même si je sais que c’est sans doute inutile, je vérifie.

Mickael : Tu as parlé de réintégrer cette expérience dans ton histoire personnelle globale, et justement tu as fait la démarche d’en faire un livre. Est-ce que tu peux nous dire comment finalement cette décision a été prise à titre personnel de coucher sur le papier cette histoire ?

Anne : Je n’avais pas du tout décidé d’écrire, j’écris des romans, j’ai déjà publié plusieurs romans, donc j’ai, en général j’ai un rapport littéraire à l’existence, tout ce que je fais me nourrit pour écrire aussi, je n’avais jamais écrit de récit ni autobiographique, ni à tonalité sur la psychiatrie, je fais des romans, voilà, mais c’est vrai que je me nourris de qui je suis, c’est normal quand on écrit on fait toujours ça. Mais là j’avais pas décidé du tout d’écrire, du tout. J’ai un chien, bon, voilà, qui a un éducateur canin, et cet éducateur canin qui est un homme que j’aime beaucoup, qui est devenu un ami, je l’ai vu avant de tomber malade, je l’ai vu à la sortie de l’hôpital pour s’occuper de mon chien, il m’a énormément soutenue, et c’est lui qui m’a dit un jour qu’il me voyait très mal, qui m’a dit vous devriez écrire tous les jours. Obligez-vous à écrire tous les jours. Et franchement j’étais dans un état où j’avais pas possibilité, je l’envisageais même pas. Et je me suis obligée, et je me suis dit je vais essayer d’écrire ce dont je me souviens. Ça a été un peu pauvre ! Et comme je me rendais compte que je ne me souvenais de rien j’ai décidé d’interviewer mon entourage et de les enregistrer pour essayer de reconstruire. Et c’est comme ça que finalement j’ai écrit pour plonger dans cette expérience dont je n’avais pas de souvenirs, ou des bribes effroyables, et c’est devenu un livre, voilà, c’est devenu un livre. Mais c’était pas anticipé comme ça. Et puis comme progressivement je l’ai envoyé à mon éditrice, en me disant elle ne va jamais prendre un livre pareil, voilà, jamais, c’est un texte quand même sur la folie, quoi, c’est pas… Et elle tout de suite elle a dit je le prends, c’est un très beau texte… Alors les gens souvent me demandent si écrire a une fonction thérapeutique, pas du tout, ça n’est pas du tout la question, ça a une fonction là pour le coup de construction de remise en cohérence de mémoire, à ce titre là si, c’est thérapeutique, oui, mais sur le plan… Je l’ai vraiment fait dans une démarche de pouvoir décrire au plus près une expérience que je trouvais ahurissante et à laquelle je ne croyais pas moi-même ! C’est-à-dire que là encore maintenant quand je pense que j’ai vécu tout ça j’y crois pas trop hein, je me dis c’est pas possible, quoi, c’est… Où est-ce que tu es passée ? Donc le livre s’est imposé progressivement comme ça.

Mickael : Et donc ce livre qui est écrit sous forme de roman et dont la protagoniste ne porte pas ton nom réel, est-ce que certaines personnes de ton entourage qui n’étaient pas forcément au courant de ta démarche ont pu t’y retrouver, t’y reconnaitre ?

Anne : Alors c’est non seulement écrit sous forme de roman avec, l’héroïne, entre guillemets, s’appelle Suzanne Reinhold, elle est psychiatre, mais c’est raconté à la deuxième personne, c’est raconté en tu. Et donc pour le lecteur il y a un moment d’espèce de flottement où on ne sait plus très bien si… Qui part sur une autre planète, si ce n’est pas le lecteur lui-même qui part sur une autre planète ou si c’est… Donc la question se pose de si c’est mon histoire, ça fait vivre des choses très intenses… C’est pas du tout un livre triste, c’est un livre sur une expérience radicale, mais c’est un livre très vivant en fait, parce qu’il y a, il y a vraiment une force vitale, c’est un livre plein d’espoir, quoi, parce que la maladie mentale radicale bah ça se soigne, ça se guérit, ça s’accompagne, donc j’ai pas du tout fait un texte plaintif, larmoyant… Et ceux qui l’ont lu, qui savaient pas, ont été un peu sidérés par l’intensité de la souffrance et m’ont demandé si c’était autobiographique, bah oui ! Voilà ! Mais j’en ai fait un objet littéraire. Je tiens au fait que ce soit un objet littéraire. Je tiens au fait que ce n’est pas un témoignage, parce que si j’avais voulu faire un témoignage j’aurais fait un article dans un journal. Ce qui arrive, moi je connais un psychiatre américain qui a des troubles psychiatriques sévères, il publie dans une revue régulièrement la description de l’évolution de son état clinique, il le fait très bien, et il contribue comme ça à déstigmatiser la maladie mentale. Je ne voulais pas faire de témoignage, je tenais la démarche littéraire, il y a un travail sur la langue, un travail sur la construction du récit, et quand même une réalité donc ça a fonction aussi de contribution à la déstigmatisation parce que c’est une psychiatre qui tombe malade et qui va se poser des questions aussi sur ce que c’est que la stigmatisation de la maladie, parce que le livre en parle de ça, de ce que c’est, de la honte, du mensonge, de la nécessité… Donc oui, on m’a demandé si c’était moi. Alors… Et puis il y a ceux qui ont compris que c’était moi et qui n’ont pas été capables de faire une phrase. Je pense sidérés, en se disant, mais qu’est-ce que je vais dire, quoi ? Qu’est-ce que je vais dire ? Et c’est là, je reviens là-dessus, alors on me dit toujours les gens sont pudiques, les gens sont discrets, ils ne veulent pas être maladroits… Certes ! Mais je pense quand même que… Voilà, j’aurais raconté une chimiothérapie pour un cancer du poumon, les gens auraient trouvé des formulations de sympathie humaine, quoi, et là quand c’est psychique on n’arrive pas à faire de phrases, quoi ! Voilà.

Mickael : Tu as prononcé le mot d’espoir, et aujourd’hui si tu avais un message d’espoir à porter pour les personnes qui souffrent de troubles psychiques et pour leur entourage, ce serait quoi ?

Anne : Euh, ce serait deux choses. D’abord quand on tombe malade, on n’y est pour rien. Euh… Voilà, on tombe malade. Alors il y a des gens qui font un ulcère de l’estomac, un, peu importe, un cancer, un trouble psychiatrique, on tombe malade, c’est, on n’y est pour rien, c’est comme ça. C’est un événement, c’est comme ça. On peut guérir d’un trouble psychiatrique sévère, alors la guérison dans la vision de la… De la maladie mentale, il faut, il faut essayer d’expliciter un peu ce que je pense, c’est-à-dire que pour moi guérir d’une maladie mentale c’est pas… C’est pas simplement faire disparaitre les symptômes et plus avoir de traitement, c’est pas ça ! C’est faire disparaitre les symptômes qui entravent la vie, qui mènent au désordre et au risque vital, ça, c’est sur. C’est peut-être prendre un traitement très longtemps, moi je sais que là je suis partie pour un traitement pour l’instant assez long. Donc c’est un rapport au temps, la guérison ce n’est pas on/off, et y’a plus de, non, la psychiatrie c’est un rapport au temps différent. Et la guérison c’est aussi parfois découvrir qu’on a des choses à l’intérieur de soi qui sont des zones de fragilité, qui ne sont pas des symptômes au sens de la production pathologique, mais qui vont rester là, quoi, qui nous constituent. Donc c’est pas, on ne guérit pas, on ne guérit pas au sens psychiatrique comme on imagine guérir au sens médical, comme quand on vous dit vous êtes en rémission, y’a plus de cellules, y’a plus de ceci, la psychiatrie il peut vous rester des tas de choses à l’intérieur de vous qui ne sont pas de la symptomatologie pathologique, mais qui sont des lignes de force intimes qui vous restent, quoi ! Voilà, et avec laquelle vous construisez votre histoire. Donc l’espoir c’est d’avoir un regard pas trop disqualifiant sur soi-même, on est tombé malade on est tombé malade, quoi ! Et on ne choisit pas comment on tombe malade ! l’espoir il est du côté que… on peut guérir, dans le sens complexe et intense du mot guérison, on a des moyens, la psychiatrie a des moyens de guérir les patients, de les accompagner, de leur permettre de vivre mieux, donc il y a des pathologies plus ou moins sévères, évidemment, les schizophrénies multirésistantes n’ont pas la même vie que les patients mélancoliques qui ont des électrochocs, moi typiquement c’est une pathologie qui se soigne, donc bien sûr, les patients bipolaires ont des traitements qui leur permettent de vivre plus ou moins normalement s’ils sont stabilisés, donc il y a des pathologies plus ou moins compliquées, c’est sur. Mais y’a… la psychiatrie a les moyens, si elle avait les moyens humains elle aurait vraiment les moyens de guérir et de soigner, bon là on est sur un champ politique et social autre, mais l’espoir c’est que on… Faut, faut un peu se laisser faire et il faut trouver quelqu’un en qui on a confiance, parce que ça, c’est un vrai enjeu. Le soin psychiatrique est un soin tellement relationnel que si vous n’êtes pas engagé dans une relation de confiance avec celui qui gère votre vie psychique, à partir de l’effondrement, vous n’allez pas pouvoir guérir. Ça c’est une donnée, c’est vrai, il faut trouver la bonne personne, ça, c’est pas forcément facile. Mais oui, de l’espoir, quoi, il y a une… Il y a… Et puis faut s’entourer, faut se, faut que les familles s’entourent aussi, faut trouver des points d’appui auprès de gens qui veulent bien donner un peu de leur soutien, soutenir ça peut vouloir dire qu’on est là, juste qu’on prend des nouvelles, montrer qu’on est là si on a besoin de quelque chose… Voilà, la maladie mentale a besoin de relations humaines. Le malade a besoin de relations humaines, la famille a besoin de relations humaines étayantes… mais l’espoir serait complet si on nous donnait les moyens de travailler, c’est ça le problème. Le problème il est là, en fait, il est pas tellement dans la capacité à la psychiatrie de soigner, elle l’a, mais elle est attaquée au point de ne plus être en capacité de.

Mickael : Et à ce sujet justement on a vu courant 2021 une campagne qui a été menée sur les réseaux sociaux par plusieurs psychiatres pour inviter les étudiants en médecine à s’engager dans la filière psychiatrie. Toi aujourd’hui si tu devais t’adresser aux étudiants en médecine qu’est-ce que tu leur dirais pour les convaincre de choisir la psychiatrie et plus particulièrement la pédopsychiatrie ?

Anne : Ce que je pense, que c’est une spécialité qui permet comme aucune autre spécialité humaine de s’engager, si on a le sens des responsabilités, de s’engager auprès des patients dans la construction de ce que c’est d’être vivant. C’est pas, c’est pas métaphorique, c’est-à-dire que les enfants malades ont besoin de trouver une place, ils sont entravés par des symptômes, par des données interactionnelles, sociales, affectives, et si on n’est pas là pour s’engager auprès d’eux, pour les dégager de ces entraves, ils auront pas de place dans la vie comme elle est, là où elle devrait être. Et ça, c’est quand même une belle responsabilité, c’est un bel engagement, c’est… Y’a pas beaucoup de spécialités pour moi qui permettent cette implication. Pour moi c’est aussi, c’est une implication, c’est une manière aussi de faire de la politique au sens social du terme, c’est-à-dire de permettre aux gens de vivre et de vivre le mieux possible dans le monde comme il est, en étant au plus près de leurs besoins, de leurs entraves, en trouvant le bon levier, le bon médicament, et c’est un engagement fort, quoi. Et je trouve qu’à ce titre c’est la plus belle des spécialités que de pouvoir aider des familles, parce que quand on décide d’avoir des enfants on a tous envie de faire de ce projet de vie quelque chose où on trouve des sources de joie, de réalisation. Et quand les familles sont traversées par des effondrements de leurs enfants, par des entraves majeures, de pouvoir permettre aux parents de repenser ce que c’est des liens, comment on est, comment on se positionne, comment on pense, de quoi y’a besoin… Bah c’est un engagement, quoi ! C’est un engagement, c’est… Et je trouve qu’il n’y a pas d’autre spécialité. Et c’est une spécialité qui a mauvaise presse parce que d’abord comme elle est en manque de moyen bah les jeunes étudiants ont pas envie d’aller dans des endroits où c’est trop lourd. Et puis comme la pédopsychiatrie est traversée, comme la psychiatrie, par des enjeux théoriques très forts, les jeunes ont du mal à se dire… Bah c’est sûr que quand vous avez des guidelines sur la chirurgie de la prothèse de hanche, bah c’est beaucoup plus facile à appliquer que quand vous avez à penser la complexité de l’existence humaine ! mais au lieu de se sentir… Et ça, c’est notre responsabilité comme psychiatre senior et enseignant, c’est-à-dire que plutôt que de leur transmettre de la confusion théorique qui serait bah voilà, y’a des théories différentes et vous devez choisir… Non, l’existence humaine c’est complexe, y’a des modalités intégratives de penser le symptôme, la pathologie, l’expression du symptôme, et qu’on n’est pas dans l’idéologie, et que quand on est capable de se représenter un sujet et on n’a pas peur de la complexité, et on sait comment s’engager pour, avec cette complexité, proposer les soins les plus pertinents possibles.

Mickael : C’est sur ces mots que nous allons conclure notre entretien aujourd’hui, Anne. Merci beaucoup d’avoir participé à cette émission. Et on invite bien entendu tous nos auditeurs à lire ton ouvrage qui s’appelle L’intime étrangère, qui est disponible dans toutes les librairies.

Anne : Merci beaucoup Mickael.

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