"Pour qu’il y ait maladie, il faut qu’il y ait une souffrance clinique significative, c’est-à-dire que ça puisse être perçu par les autres ou revendiqué par la personne, et une rupture dans le fonctionnement."

IDEES RECUES — La maladie mentale, comme on a pu le voir dans nos précédents épisodes reste obscure pour beaucoup. La banalisation de noms de troubles dans le langage courant contribue aussi à minimiser la souffrance des personnes concernées par un trouble psychique.

C’est pour battre en brèche les idées reçues qu’un collectif d’auteurs auquel nous avons eu le plaisir de participer lance aujourd’hui un ouvrage aux éditions de l’Atelier, intitulé « En finir avec les idées fausses sur la psychiatrie et la santé mentale ».

Je reçois aujourd’hui Astrid Chevance, psychiatre et chercheuse, qui a coordonné la rédaction du livre, Héloïse Young et Claire Jaffré, toutes deux également psychiatres, chercheuses et co-autrices. Nous revenons dans cet épisode spécial sur plusieurs concepts dont on parle fréquemment mais qui ne sont pas si simples à définir

Bonne écoute !
Manon Combe, pour Les Maux Bleus, un podcast sur la santé mentale

Intervenant

Astrid Chevance, Claire Jaffé, Héloïse Young

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Thèmes

Mickael : Bonjour Astrid, bonjour Héloïse, bonjour Claire ! Merci de participer à cette émission aujourd’hui une émission spéciale qui sort donc le 15 septembre, à l’occasion de la sortie du livre que tu as dirigé Astrid, qui s’appelle En finir avec les idées fausses sur la psychiatrie et la santé mentale avec 19 auteurs. On va commencer par une question qui est assez large. On parle beaucoup de santé mentale, mais finalement c’est quoi la santé mentale ?

Astrid : Donc la santé mentale en effet c’est un terme qu’on entend beaucoup actuellement. Du fait de cette augmentation de l’utilisation de ce terme dans différentes sphères et notamment dans les médias on a l’impression que c’est récent. Alors que peut être ce qu’il se passe c’est que la prise de conscience et l’importance sociale du problème prend des proportions qui historiquement sont récentes alors qu’en fait l’existence du concept de santé mentale est ancienne. Alors le terme de santé mentale lui-même remonte au 19e siècle, vraiment dans cette formulation-là remonte au 19e siècle, mais c’est vrai que quand on regarde des textes médicaux des siècles précédents, et jusqu’à remonter au corpus Hypocratique, dans l’antiquité, il y a des descriptions de troubles psychiques. Donc là on arrive tout de suite sur la distinction entre santé mentale et maladie mentale, on peut dire que c’est deux facettes qui sont complémentaires, mais qui ne sont pas superposables. Donc la réponse c’est les troubles psychiques existent depuis toujours, leur définition varie selon les époques et les cultures naturellement, par contre la santé mentale se construit comme concept pour penser la santé, notamment la santé publique à partir du 19e siècle, et la prise de conscience des sociétés au niveau vraiment des individus et des citoyens elle est effectivement récente sur une deuxième partie du 20e siècle, début du 21e siècle. En tout cas, voilà pour l’aspect historique et l’aspect scientifique du terme. Alors ça ne répond pas à la question sur qu’est-ce que la santé mentale, évidemment ! Étant donné que c’est un concept, il y a deux réponses, une réponse scientifique, c’est un concept en cours de définition et qui est renégocié à chaque époque et qui est relativement fixé depuis les années 70, 1970 à actuellement, comme étant un état de bien être qui permette à l’individu de s’épanouir. Donc ça, c’est en substance la position de l’OMS. Évidemment la définition de l’OMS a une opérationnalisation politique, au sens vraiment politique de santé publique, mais par contre elle est discutée par les scientifiques, par les philosophes, par les sociologues, chacun peut proposer une définition différente. Moi je suis plutôt dans une pensée issue de Canguilhem donc ce que j’aime bien dire c’est que la santé mentale ça se réduit pas seulement à l’absence de maladie, mais quand même les troubles psychiques empêchent la santé, représentent une rupture dans l’état de santé. J’aime bien aussi dire rétablissement, ce n’est pas parce qu’on a une maladie chronique qu’on est condamné à vivre mal. Je suis assez attachée à l’idée qu’il ne faut pas que le concept de santé mentale dilue trop ou fasse perdre de vue les troubles psychiques. Mais ça, c’est parce que je suis psychiatre, donc évidemment mon entrée dans la santé mentale c’est par le prisme des troubles psychiques. Après mon côté santé publique fait que j’accorde une importance au fait que tout le monde a une santé mentale et même si on n’a pas de trouble il faut prendre soin de sa santé physique comme de sa santé psychique. Si ça a un sens de différencier les deux, mais ça, on pourra en discuter après ! Je pense que mes collègues peuvent avoir, voilà, d’autres façons de répondre à ça, donc je sais pas, Claire si toi… Vu que tu fais plus de neurosciences, si tu as une vision différente de l’opérationnalisation de ce concept dans ton domaine de recherche !

Claire : Moi ma compréhension du terme santé mentale c’est justement qu’il est pas issu d’une définition médicale au sens qu’on pourrait définir par exemple la dépression ou d’autres maladies comme le trouble bipolaire où on a une définition qui est axée sur des symptômes. De la même façon on ne pourrait pas dire la santé mentale c’est ça, plus ça, plus ça. Ce qu’on peut dire c’est que ça a plusieurs conséquences, à la fois différents champs peuvent définir, comme tu disais la philosophie, peut être la sociologie, ça peut rendre cette définition assez floue pour définir, à la fois pour des médecins, mais aussi pour des décideurs politiques, mais également des patients et la population générale. Et donc ça fait qu’on peut s’interroger en tant que personne malade sur sa santé mentale, mais aussi en tant que personne qui va bien et du coup c’est-à-dire que c’est différentes dimensions, et aussi en tant qu’individu je peux m’interroger sur quelles sont mes propres dimensions qui participent à ma santé mentale. Donc éventuellement la maladie, mais également qu’est-ce qui fait que, en tant qu’être humain, quelles sont les différentes choses qui pour ma vie participent ma santé mentale, et donc là on va s’interroger sur est-ce que c’est les écrans, est-ce que c’est le sport, est-ce que c’est le sommeil… Et ça, c’est des choses sur lesquelles aussi en tant que médecin on est peut être moins habitués à réfléchir comme ça parce qu’on a un prisme bio médico-social et donc ça, ça va plus nous interroger aussi parce que c’est une autre façon de penser la santé et là en l’occurrence la santé mentale est difficile à définir et difficile à aborder parce qu’elle n’est pas textuellement définie comme une matière médicale initialement. Donc moi j’ai pas une définition médicale à apporter comme ça. Mais je pense que toutes ces différentes dimensions elles sont importantes à prendre en charge et à envisager quand on veut s’interroger sur la santé mentale.

Mickael : Alors on essaie de définir ce qu’est la santé mentale, on voit que c’est compliqué à définir, une définition à construire. Il y a un autre mot qui est très associé, c’est la psychiatrie. Je pense que les personnes qui ne sont pas sensibilisées à ces thématiques-là elles ne savent pas forcément faire la différence entre ce qu’est la santé mentale, un trouble psychique, la discipline qui la prend en charge. Est-ce que vous pouvez nous donner quelques éléments de différenciation entre ce qu’est la santé mentale, la psychiatrie… ?

Astrid : Alors pour le coup, la psychiatrie c’est quand même quelque chose de plus clairement défini, à plusieurs niveaux. Déjà c’est une profession réglementée donc si on s’arrête au niveau même juridique, etc., c’est assez simple la psychiatrie est un domaine de la médecine, est une discipline médicale, et les psychiatres sont des médecins qui s’occupent de ce qu’on appelle les troubles psychiques ou les maladies mentales, vraiment ce sont des synonymes complets, et les troubles psychiques comme a pu le dire Claire c’est défini dans des nosographies, donc des livres, des classifications de maladie mentale, chacune se définit elle-même par une liste de symptômes. Donc pour le coup c’est assez simple de s’approcher d’une définition de la psychiatrie, donc domaine de la médecine qui soigne les troubles psychiques, les troubles psychiques étant définis par des classifications médicales stabilisées. Ensuite on peut tout à fait discuter de la pertinence clinique, scientifique de ces classifications, du domaine d’extension de la psychiatrie, du domaine de compétence des psychiatres. C’est vrai que ça, ça va aussi historiquement bouger, en fonction des sociétés ils n’ont pas les mêmes prérogatives, par exemple en Angleterre les infirmières peuvent prescrire alors qu’en France il n’y a que les médecins qui peuvent prescrire des psychotropes, enfin voilà, donc c’est une définition qui est assez stable, mais qui va avoir des variations en fonction des pays, des moments historiques, mais globalement c’est une discipline de la médecine qui s’occupe des troubles psychiques. Donc ça, c’est la différence entre santé mentale et troubles psychiques, les troubles psychiques sont une petite partie de la santé mentale, c’est-à-dire la partie des troubles constitués et répertoriés. Dans la santé mentale sont aussi incluses des dimensions plus psychologiques de l’individu, qui pour le coup sont prises en charge par une autre classe de professionnels qui sont les psychologues. Donc les psychologues pareil c’est une discipline alors qui se structure au 19e siècle, début du 19e, pareil, autour d’un corpus qui se veut scientifique, qui est réglementé, notamment qui est reréglementé en France à partir de 2011, en ce moment il y a de nouveaux débats notamment sur le remboursement des psychothérapies. Les psychologues eux ne vont pas forcément s’occuper que des troubles psychiques, ils vont s’occuper des différentes dimensions psychologiques de l’individu en général, pour les personnes qui veulent un accompagnement précis sans être dans une catégorie médicale particulière. Donc ils vont faire de la prévention, ils peuvent travailler dans les ressources humaines, voilà, ils ont des compétences dans la psychologie de l’individu qui peuvent être utilisées à différents niveaux. Le troisième niveau, la troisième dimension à aborder c’est aussi la question du wellness qui apparaît, les coachs de vie, il y a un marché qui se développe autour de ça. Ils se rattachent à la santé mentale, mais là on peut se poser la question d’est-ce que la santé mentale englobe ça aussi, ou est-ce qu’on est déjà sur quelque chose qui est en dehors de la santé ? Moi je serais plutôt pour une définition assez ramassée de ce qu’est la santé pour éviter justement une dilution au maximum, parce que sinon tout est de la santé. Je veux dire tous les gestes au quotidien vont avoir un impact sur la façon dont on se sent, dont on est physiquement, tout est de la santé donc quand un concept comme ça devient tellement dilué, il n’est plus opérationnel pour l’action, il est plus opérationnel pour la compréhension du monde, du monde social, pour la compréhension médicale, enfin, il ne sert plus à rien en fait ! Donc moi je milite plutôt pour une définition un peu plus ramassée de la santé mentale qui justement laisse le wellness sur, comme son nom l’indique, le bien être, qui certes joue un rôle sur l’état de santé, mais qui n’est pas, le dépasse assez largement. Et sachant que les professions du wellness, je veux dire à ce moment-là l’esthétique peut rentrer dans le wellness, on pourrait dire la culture peut rentrer dans le wellness ! On voit à quel point ça peut s’élargir, regarder une œuvre d’art peut avoir un effet, enfin a un effet psychologique certain en fait sur les individus ! Ce n’est pas parce que ça a un effet psychologique que c’est une dimension de la santé. Donc ces professions-là qui se réclament du wellness ont bien senti qu’il y avait une sorte d’opportunité autour de la santé mentale, s’en réclament, mais c’est souvent pas réglementé, et ont finalement assez peu de formation sur la psyché humaine et notamment dans son versant pathologique. En réalité il me semble que ce qui est important, eu, il y a deux dimensions à la santé, il y a la prévention, en même temps en santé mentale, il faut être clair, on a quand même assez peu de données scientifiques pour savoir comment bien prévenir les troubles psychiques, c’est un chantier encore, mais personne ne peut dire pour prévenir l’apparition des troubles psychiques il faut faire ça, ou ça, ce n’est pas aussi clair que pour les troubles cardiovasculaires par exemple ! Et, donc ça, c’était un premier point, la prévention, et le deuxième point c’est la prise en charge des troubles constitués. Donc la prise en charge des troubles constitués c’est repérer les personnes qui ont le plus besoin, et mettre des moyens sur ces personnes-là. Et ça après ça dépend aussi de la sensibilité politique de chacun sur l’allocation des ressources dans la société, à quel niveau on met les moyens pour la santé, mais il me semble que soigner les personnes qui en ont le plus besoin c’est quelque chose qui est important et qu’il faut qu’on préserve, et pour ça, il me semble que le concept de santé mentale ne doit pas être étendu à des domaines qui pourraient être pris en charge par la culture, les loisirs, etc. L’éducation…

Héloïse : Euh oui pour rebondir sur ce que tu dis Astrid, je pense que c’est extrêmement important et c’est aussi l’objet de ce livre, c’est que concernant la santé mentale on voit quelque chose de très ambivalent par rapport à la position de la majorité des gens, c’est-à-dire qu’autant aller voir un psychiatre, faire la démarche d’aller voir un psychiatre, un psychologue, vraiment identifier qu’on ne va pas bien et qu’à un moment donné on a besoin d’aide c’est compliqué, et autant finalement beaucoup de personnes qui ne vont pas bien vont d’abord aller sur des stratégies justement de type wellness, etc., sur l’idée de toute façon ça ne fait pas de mal, de toute façon c’est pas grave, au mieux ça m’aide et au pire ça ne fait rien. Et c’est là que c’est extrêmement important et c’est aussi l’objet de ce livre, c’est que finalement dans les troubles psychiques, la prise en charge, et justement Astrid tu parlais de la prévention, c’est quelque chose d’extrêmement important parce qu’on sait que plus on prend en charge les troubles tôt sur les premiers symptômes et meilleur sera le pronostic d’évolution de ces troubles. Donc c’est vraiment extrêmement important, sachant qu’en plus concernant certaines techniques qui peuvent entrer dans le wellness, on ne va pas les détailler, on peut voir des effets iatrogènes en fait sur l’évolution des troubles psychiques, avec des décompensations de certains patients et donc finalement accélérer l’évolution de certains troubles et donc c’est vraiment extrêmement important de faire attention et ne pas tout utiliser n’importe comment.

Claire : Pour continuer effectivement sur le marché du bien être et puis un petit peu pour aller vers le marché aussi des outils connectés, etc. parce que je pense que c’est un petit peu l’occasion d’en parler, tout ce qui concerne ces outils connectés c’est une opportunité pour nous pour les médecins, pour les chercheurs, à la fois ça donne un accès au patient d’avoir des outils qui sont disponibles n’importe quand, pour les chercheurs ça permet d’avoir des données qu’on dit écologiques, c’est-à-dire dans l’espace de vie du patient et en temps réel, donc ça pour nous c’est un outil formidable, donc comme tu le disais très bien ces outils peuvent avoir des effets un petit peu pervers c’est-à-dire iatrogènes, et par ailleurs la plupart des outils, parfois même qu’on peut déjà avoir sur le marché, et qui sont parfois annoncés un peu, survendus par les marques, n’ont pas en réalité été testés donc en fait là où ils s’annoncent presque comme des médicaments c’est-à-dire des outils de soin ne sont en fait que du wellness, c’est-à-dire du marché du bien être, et là du coup il y a un petit effet où on va surfer sur la vague du marché médical alors qu’en fait c’est du bien être. Et je pense que ça, c’est aussi quelque chose sur lequel il faut faire attention quand on est usager, utilisateur de ce genre d’outils c’est OK, on me vend quelque chose, on me propose quelque chose, qu’est-ce que c’est vraiment ? Est-ce que c’est quelque chose qui va améliorer ma santé mentale, mon état psychique, et est-ce que c’est vraiment approuvé par la communauté scientifique, la communauté médicale, ou est-ce que c’est vraiment un outil de wellness qui au pire me fait pas de mal, au mieux me fait un petit peu de bien, mais par contre si derrière ça repousse la démarche d’aller voir un psychiatre s’il y a quelque chose de psychique derrière là par contre on perd l’intérêt de ce genre de techniques. Donc je pense que c’est important de bien se positionner encore une fois quand on va vers ce genre d’outils. Donc qu’est-ce qu’on cherche, quel est l’objectif ?

Astrid : Oui, en fait encore une fois il faut rappeler que nous ce qu’on propose en tant que psychiatre, médecine, ou les collègues psychologue aussi, c’est en général des techniques qui ont été démontrées. Alors par exemple on va prendre l’exemple typique, les médicaments pour avoir un accès sur le marché ils ont dû montrer leur innocuité et ils ont dû aussi montrer une certaine efficacité. Après on peut discuter de l’intensité de l’efficacité, sur quelles dimensions, etc., mais en tout cas il y a eu des Fourches caudines à passer qui ne sont pas si simples que ça, et donc une certaine sécurité par rapport à l’utilisation, et l’utilisation est quand même assez encadré. C’est vrai que ce qui se développe actuellement, et dans le domaine médical et dans le wellness, ces applis connectées, la réglementation pour l’instant elle est assez floue. Et donc il n’y a pas forcément besoin d’avoir prouvé l’innocuité et notamment l’innocuité psychologique, c’est à dire que les gens s’inquiètent des ondes, etc., mais en fait ils ne s’inquiètent pas des potentiels effets indésirables voilà de ces traitements et de ces dispositifs, alors que même on voit dans la communauté scientifique des études qui paraissent actuellement sur les effets indésirables des psychothérapies, enfin des psychothérapies classiques, mais on en voit pas pourquoi il n’y en aurait pas dans l’utilisation de tel ou tel dispositif, en fait. Donc voilà tout ça pour dire que quand on utilise des traitements médicaux c’est qu’ils ont en général été validés et sur leur efficacité et sur leur tolérance, et même il y a des obligations de suivi, de déclaration d’effets indésirables, alors que toutes les appli justement qui passe, les applis ou les techniques qui passent en deçà de la validation en termes de dispositifs médicaux ou de traitement, de médicaments, je pense, les compléments alimentaires, tout ce qui est à base de plantes, n’a pas été testé en réalité. Ni sur les effets indésirables, ni sur l’efficacité, et quand on prend des plantes on peut pas se dire je prends des plantes pour aller mieux et en même temps ça ne va pas avoir d’effets sur moi, toute notre pharmacopée dérive des plantes. Donc quand, les médicaments on sait ce qu’il y a dedans, dans quelles proportions, etc., les plantes on ne sait pas trop, on n’a pas vraiment d’effet sur les mécanismes, comment ça marche, ça peut avoir des effets secondaires sur nos organes, distance, en fait on ne sait pas, on n’a pas de visibilité là-dessus. Donc comme disait Claire, c’est jamais anodin d’utiliser des traitements, que ça soit des molécules, des applis, c’est jamais anodin, et il faut bien se dire que la discipline médicale réglemente ça, et le domaine du wellness ne réglemente pas ça.

Mickael : Tu viens de parler de traitement justement Astrid, qui est quelque chose autour des médicaments psychotropes qui justement polarise le débat entre les pro-médicaments et les anti-médicaments, on a vraiment cette dichotomie qui se fait, comment tu expliques justement que ce soit le cas pour les psychotropes et pas forcément pour d’autres classes de médicaments ?

Astrid : Alors j’explique ça, mais c’est vraiment mon avis personnel, pas d’études propres sur la stigmatisation des psychotropes, parce que je pense qu’il y a vraiment une stigmatisation autour des psychotropes. Je trouve qu’on a un peu la même chose avec les vaccins, les vaccins c’est vraiment, on l’a vu avec le covid c’est quelque chose qui suscite les passions aussi. C’est vrai que les psychotropes tout le monde a un avis dessus, alors que les médicaments cardios ou pneumo les gens n’ont pas d’avis et sont plutôt, ont plutôt pas trop peur de les prendre en fait. Alors je pense que la stigmatisation des psychotropes est une conséquence de la stigmatisation des troubles psychiques dans à peu près deux dimensions. Il y a à la fois le côté fascination, c’est-à-dire qu’on pense que ça va avoir des effets majeurs sur l’individu, soit le transformer en zombie, soit changer sa personnalité, soit… On est presque au niveau du sérum de vérité, vous allez pouvoir me manipuler, me faire faire des choses que je n’ai pas envie de faire. Et à l’inverse aussi il y a aussi cet autre discours qui co-existe, c’est pas porté par les mêmes personnes normalement, sur ça sert à rien, c’est placebo, ça marche pas plus que ça, etc. Après la réalité, la science s’attelle à essayer de comprendre les mécanismes de ces molécules, il y a plusieurs sciences qui s’intéressent, la pharmacologie, un côté très chimique, quels récepteurs, sur quels organes ça va se fixer, etc., donc vraiment un côté moléculaire, très physiologique des choses, et puis après il y a un autre domaine, du coup c’est plutôt le mien c’est pour ça que j’en parle plus, c’est les sciences cliniques, c’est-à-dire la mesure des efficacités chez l’être humain dans sa globalité. Et dans les deux cas on se rend compte qu’il y a des effets réels sur évidemment le cerveau, mais aussi sur d’autres parties du corps, ce qui explique aussi les effets indésirables par exemple digestifs, il y a des récepteurs à la sérotonine dans le tube digestif du coup certains effets, et les scientifiques ont montré des effets des antidépresseurs, des effets sur l’efficacité et une tolérance qui est plutôt bonne et qui fait que la balance risque-bénéfice est en faveur des bénéfices du traitement. Il faut bien se rendre compte que les traitements sérotoninergiques ils émergent en 1957, le premier, donc c’est quand même des choses sur lesquelles on a un recul depuis plus de 70 ans. Donc il n’y a pas d’énorme redflag sur les antidépresseurs, c’est-à-dire qu’effectivement quand des molécules sortent on peut dire bon, sur les premières années, on n’est pas à l’abri de quelque chose qui pourrait se déclarer, sur 70 ans de recul, quand même on peut être assez en confiance pour utiliser les antidépresseurs. Les antipsychotiques c’est, ça commence en 1952, après il ya des classes différentes qui émergent bien sûr, mais même sur les médicaments dits les plus récents c’est quand même fin des années 90 donc plus de 20 ans de recul… Voilà, on connait parfaitement les effets indésirables, on connait les effets bénéfiques, ça veut dire que quand on les prescrit, on sait vers quoi on va. Donc cette stigmatisation des psychotropes à mon avis elle vient vraiment des représentations culturelles autour des troubles psychiques, parce qu’évidemment si on considère que c’est pas des vraies maladies, à quoi bon prendre des médicaments ? Ça vient aussi de la stigmatisation des psychiatres et de la psychiatrie, il y a un peu l’idée, soit le psychiatre est un doux dingue aussi, soit c’est quelqu’un qui essaie de prendre le contrôle des autres, donc effectivement à ce moment-là le traitement devient un moyen de contrôler l’individu. Et les psychotropes alors ce qui est assez, moi ce que je trouve vraiment le plus grand paradoxe, c’est que nos médicaments sont des médicaments psychotropes, ça, c’est pour ça qu’on les utilise, après les gens se rendent moins compte que d’autres médicaments sont aussi psychotropes, par exemple prenez la morphine que vous prescrivez dans la douleur, en fait ça a clairement des effets psychotropes c’est-à-dire des effets sur la sensorialité, sur le vécu, sur la perception, etc., mais on peut voir des effets psychotropes chez certains bêta bloquants par exemple. On parle de « chemo-brain », certaines chimiothérapies ont aussi un effet psychotrope, les corticoïdes ont un effet psychotrope, beaucoup de médicaments ont des effets psychotropes en réalité. Et alors là où c’est encore le plus paradoxal par rapport aux méfiances, parce que de ces médicaments-là on ne se méfie pas, là où c’est encore plus flagrant c’est sur les psychotropes du quotidien, la caféine est un psychotrope, la cigarette est un psychotrope, l’alcool est un psychotrope, énormément de produits sont des psychotropes, c’est-à-dire qu’ils vont modifier nos perceptions, nos ressentis, et à ce moment-là c’est plus du tout le même vécu de la part des personnes. On a plein de patients, enfin ça on peut le raconter, qui préfèrent, qui disent moi je préfère fumer du cannabis parce que c’est plus naturel que prendre un médicament. Pour moi vraiment le stigma d’un psychotrope il est rattaché au stigma du trouble psychique. C’est comme ça qu’on l’explique, sinon les autres médicaments seraient aussi stigmatisés, et les autres molécules de la vie courante seraient aussi stigmatisées. Donc c’est pas le mécanisme en soi qui est mis en cause, c’est le fait que ça renvoie à des troubles psychiques, c’est le fait que ça renvoie aussi au fait que la psychiatrie est là pour imposer un contrôle social, on serait là uniquement dans le but de policer les comportements, et donc une politique du corps, une politique de l’esprit, etc., etc.

Claire : Juste pour rebondir, je suis assez d’accord avec toi sur l’idée que la stigmatisation du psychotrope en soi fait partie plus ou moins intégrante de la stigmatisation en général du trouble psychique, parce que plus généralement ce qu’on entend c’est aussi le fait qu’il n’y a pas besoin de prendre un médicament parce que c’est avant tout un manque de volonté ou que ça va venir en faisant un effort, ce genre d’idée autour de ça vient avant de l’individu en lui-même et que donc la molécule chimique ou le traitement par la psychothérapie ou quoi qu’il en soit n’aurait pas vraiment d’effet, et par exemple on n’aurait pas l’idée de dire à un patient qui est atteint d’un cancer qu’en fait ça vient de lui, c’est un peu de sa faute, et après tout il n’a pas vraiment besoin d’un traitement. Et ça ce discours-là on l’entend quasi exclusivement pour les patients qui sont atteints de troubles psychiques. Et donc la conséquence c’est c’est un petit peu de ma faute donc c’est à moi de me traiter tout seul, et ça ça vient du patient lui-même et avant tout aussi de ce qu’il comprend, de ce qu’on lui dit, de ce que la société lui dit, et je pense que ça entretient beaucoup les idées fausses sur les psychotropes et l’idée qu’on n’en a pas vraiment besoin.

Héloïse : Alors moi je suis vraiment complètement d’accord avec ce que vous dites toutes les deux et je voudrais rajouter quelque chose peut être c’est que finalement quand on parle des psychotropes et… on dit souvent qu’en France on est les champions de la prescriptions d’antidépresseurs, etc., et finalement si on regarde ça de plus près on se rend compte que s’il y a des personnes qui prescrivent des psychotropes en France, c’est principalement pas les psychiatres, en fait, c’est principalement les médecins généralistes. Et finalement beaucoup de patients sont presque plus à l’aise au fait que leurs médecins généralistes prescrivent des psychotropes, même si on se rend compte souvent que c’est pas pour la bonne indication ou pas de la bonne manière, exemple typique c’est les antidépresseurs lors d’un contexte de deuil, tout simplement, on en vient à quelque chose où on médicalise le deuil, on ne peut pas avoir une perte, être triste, sans avoir un antidépresseur, là omle psychiatre qui prescrit des antidépresseurs ou qui prescrit des psychotropes de manière générale, il y aura beaucoup plus cette crainte aussi de finir comme un zombie et donc quelque chose de presque, c’est plus ce qu’on verrait au cinéma, finalement, les gens se représentent tout de suite les asiles de fous, les contentions chimiques, les contentions physiques, les cellules capitonnées, et le fait qu’ils finiraient avec la moitié du cerveau en moins, et donc quand on va voir un psychiatre qui prescrit des psychotropes il y a aussi toute cette représentation là qui est très portée par le cinéma et finalement amène aussi une méfiance quant au fait que le psychiatre prescrive, alors que comme tu le disais Astrid tout à l’heure, finalement la profession de psychiatre c’est une profession médicale, on fait des études de médecine, c’est une profession réglementée, on est formé dans l’identification des troubles psychiques, le fait de poser des diagnostics et de mettre en place le traitement adapté, là où finalement le médecin généraliste ne l’est pas de la même manière, en tout cas en fonction de l’intérêt de chaque médecin généraliste dans le fait de se former à la psychiatrie, mais où finalement on trouve ce que vous disiez toutes les deux Astrid et Claire sur le fait qu’il y a quand même cette histoire de la stigmatisation et où on amène quand même un retard de prise en charge assez important du fait que le psychiatre est associé aux troubles psychiques, est associé à la représentation de l’asile de fou, à la représentation en fait de toute l’histoire de la psychiatrie, et sur un simple traitement on va se représenter la lobotomie, les électrochocs et tout ce qui va avec. Et donc c’est vraiment dans cette idée là que ce livre a été écrit aussi, dans l’idée de pouvoir aborder toutes ces questions-là de manière vraiment très précise de manière que chacun puisse avoir le niveau d’information juste, et pas simplement se représenter la psychiatrie comme une espèce de fantasme et d’idée partagée par tout le monde, dans quelque chose de complètement fantasmé.

Astrid : Et je voulais rebondir aussi sur la perception des psychiatres et des psychotropes même au sein de notre propre profession, parce que je pense que c’est important, et ce que tu disais sur le médecin généraliste, c’est hyper important. Le fait qu’il y ait un stigma sur la prescription d’antidépresseurs au sein de la profession des non-psychiatres, ce qui fait qu’il peut y avoir un retard à la prise en charge en tout cas vis-à-vis du bon traitement. On reçoit beaucoup en tant que psychiatre des patients qui ont, que nous on pose un diagnostic d’épisode dépressif, et qui sont adressés par un généraliste qui lui-même a posé un diagnostic d’épisode dépressif, mais qui n’a pas prescrit d’antidépresseur en disant je vous adresse à un médecin psychiatre, et qui a simplement prescrit un anxiolytique en attendant. Et donc ça c’est un petit peu dommage, parce que là le patient se retrouve avec une prescription d’anxiolytiques et donc qui n’est pas le traitement adéquat pour le trouble qu’il présente à l’heure actuelle. Là on se retrouve un peu dans une injonction paradoxale qui est on vous a fait votre diagnostic de dépression, vous n’êtes pas sous antidépresseurs, qui renforce un petit peu le climat qui est autour de… le médecin n’a pas prescrit d’antidépresseurs, qu’est-ce que ça veut dire, est-ce qu’il estime que ce n’est pas le bon traitement, est-ce qu’il ne faut pas que je reçoive ça ? Et qui en plus, sur ce chiffre de la France premier consommateur d’antidépresseur, en fait c’est pas premier consommateur d’antidépresseurs, au contraire on n’est plutôt pas les premiers consommateurs, mais par contre on est dans les premiers consommateurs d’anxiolytiques, de benzodiazépines en l’occurrence, et qui ont beaucoup plus d’effets secondaires, un risque d’addiction… Et donc là avec ce stigma qui porte sur l’antidépresseur en fait on fait rentrer des patients dans des risques d’addiction, dans des effets secondaires, en l’occurrence le risque de somnolence, le risque d’accoutumance, et y compris par nos propres collègues les médecins.

Mickael : On a parlé de ça plusieurs reprises dans vos réponses de l’image très négative que renvoient la psychiatrie, les troubles psychiques. Héloïse tu as parlé de l’image très cinématographique de la représentation de la psychiatrie avec des films comme tu dis, Shutter Island, on peut penser à Psychose aussi de Hitchcock, on a beaucoup d’images qui sont très négatives, violentes, parfois effrayantes aussi. Pourquoi est-ce que cette représentation là elle persiste alors qu’on sait qu’aujourd’hui la prise en charge en psychiatrie elle ne ressemble plus vraiment à ça ? Elle a pu y ressembler à un moment et dans des cas, dans des cas précis, dans des contextes précis. Pourquoi est-ce que ça persiste ?

Astrid : Avant de répondre vraiment à ça, j’ai une remarque à faire. C’est vrai que des histoires d’horreur dans l’histoire de la médecine, y’en a plein. Y’en a plein dans plein de disciplines en fait, enfin, il faut s’imaginer ce que c’était la chirurgie il y a encore… Il y a pas si longtemps que ça, je relisais récemment des débats à l’académie de médecine au milieu du 19e siècle ou justement l’argument c’était il ne faut surtout pas mettre d’antidouleur et il ne faut pas anesthésier les personnes parce qu’elles ne peuvent plus consentir aux gestes du chirurgien pendant qu’il le fait. Maintenant ça nous parait complètement hors sol en fait ! mais à l’époque l’argument éthique c’était, au nom d’un consentement, justement, ça nous renvoie à nos propres interrogations, pendant que le chirurgien opère il doit demander, la personne est ouverte, à vif, s’il a le droit de faire telle ou telle chose, parce que la personne doit être consciente de ce que fait le chirurgien. Et ça en fait, c’est des choses, ça pourrait aussi donner lieu à plein de films d’horreur, clairement ! Et ça a un peu disparu des radars, c’est pas des choses qu’on entretient, cette question justement de la violence sur les corps qu’opère la médecine, mais la maladie est violente, et c’est clair que la médecine exerce des violences sur les corps. Les opérations de chirurgie sont souvent des amputations ! On se rend pas compte, mais soigner l’appendicite, c’est amputer de l’appendice, on retire un organe ! Je soutiens les opérations de l’appendicite, j’ai aucun problème avec ça, mais c’est dans la représentation qu’on a des choses, le chirurgien est un héros, est un sauveur, alors que son geste c’est ouvrir un corps, c’est pas du tout dénué d’effets indésirables, c’est l’amputation d’organes, etc., etc., là où la psychiatrie est vue uniquement sous le spectre des effets indésirables, de la violence envers les individus, voilà. On ne peut pas nier cette violence inhérente au soin quelle que soit la discipline médicale, on essaie de la gommer comme on peut, en contrôler les effets dommageables notamment en termes de trauma et de stress post-traumatique, mais il me semble que c’est un peu se mentir que de dire que le soin médical et la lutte contre la maladie peut être totalement pacifié et anodin en fait, et justement du côté du wellness. Il me semble pas qu’on puisse être médecin en étant purement dans le wellness, c’est pas possible, il y a des décisions à prendre qui font que oui, on risque de faire mal à l’individu que ce soit physiquement ou psychiquement, mais dans l’espérance d’un plus grand bien à moyen et à long terme, c’est évidemment justifié. Donc tout ça pour dire qu’y’a une asymétrie encore entre les autres disciplines médicales, la violence des soins dans les autres disciplines et celle dans la psychiatrie, et puis encore une fois en fait à mon avis on retourne à la perception première des troubles psychiques, comme on ne veut pas voir la violence de ce qu’est la maladie psychique, on la déplace totalement sur le soin, c’est-à-dire qu’on externalise totalement et ça on le voit très facilement, on nous dit c’est les médicaments qui l’ont rendu malade ! Alors que les familles des patients ne se rappellent pas dans quel état ils sont arrivés vers nous en nous demandant de l’aide, parce que faut pas croire que la psychiatrie c’est toujours sans consentement, la plupart du temps les gens viennent avec une vraie demande, et c’est vrai que quand on arrive à les améliorer, à les stabiliser, au bout d’un moment il y a cet oubli en fait de l’état initial et ne reste plus que, de façon très visible, certains effets indésirables, le fait que certains symptômes peuvent perdurer, et donc une frustration relative par rapport au soin de la psychiatrie. Et on oublie en fait la violence de la maladie sous-jacente. En vrai les symptômes résiduels sont souvent attribués à des effets indésirables alors que ce sont des symptômes résiduels, la maladie continue à progresser malgré le traitement, le traitement devient trop juste. Et donc pour moi cet effet-là de focaliser et donc d’attribuer à la discipline et au soin la violence relève, enfin c’est le pendant du fait de, on occulte la violence de la maladie. Or la maladie psychique, comme la maladie physique, est une immense violence pour l’individu, la douleur psychique c’est une immense violence pour l’individu qui est exposé à des souffrances, et c’est le même vocabulaire que pour la douleur physique, à des souffrances, que les patients peuvent très bien comparer à de l’ordre de la torture, qui même conduisent les individus à vouloir mourir plutôt qu’à vouloir continuer dans cette vie-là. Donc dans les moments de crise cette violence des troubles elle est dite, elle est même revendiquée par, par les patients, par les familles, etc., et puis souvent elle est oubliée, et pour le reste de la société comme c’est vraiment des choses qui heureusement ne relèvent pas de l’expérience commune, elle est incompréhensible. On ne peut pas comprendre ce qu’est la souffrance psychique associée à une dépression, à un orage hallucinatoire, voilà, même à une manie, même si on pense que la manie c’est un état d’euphorie en réalité c’est une euphorie qui peut être douloureuse ! Donc ces états là qui ne sont, alors c’est débattu, est-ce que c’est un continuum d’une intensité extrême ou est-ce qu’il y a quand même un saut qualitatif par rapport à l’expérience normale, moi je pense qu’il y a quand même un petit saut qualitatif qui est fait, ça reste incompréhensible et invisible de l’extérieur, et donc on préfère attribuer la violence au soin, au psychiatre, à l’institution, etc., parce que du coup c’est quelque chose sur lesquels on a l’impression d’avoir plus de contrôle, que sur une maladie contre laquelle en fait on est encore dans des états de, voilà, d’interrogation scientifique, de limites cliniques, on ne fait pas non plus des grands miracles tous les jours en psychiatrie donc il faut être humbles par rapport à nos capacités, mais par contre bien redire que la violence de la maladie est immense et que cette violence-là elle doit pas être dissimulée ou attribuée uniquement à l’institution. Et que les histoires d’horreur de la psychiatrie certes il y en a, certes il y en a probablement encore aussi, voilà parce qu’un pays avec 60 millions d’individus, il y a 40 000 p^psychiatres en France, on ne peut pas dire que tout le monde est dans les clous, etc. non plus, donc il y a des histoires d’horreur un peu partout… Il faut bien se rendre compte que vivre avec une schizophrénie maintenant, c’est quand même pas, c’est quand même bien plus agréable que vivre avec une schizophrénie dans les années 20 ou à la fin du 19e siècle, parce que les possibilités thérapeutiques sont radicalement différentes, radicalement différentes, et ne serait-ce qu’on voit, hein, l’espérance de vie des personnes schizophrènes dans les années 80 c’était quarante ans, maintenant on est sur des espérances de vie qui se sont rallongées d’une dizaine à une vingtaine d’années, donc ça veut quand même dire quelque chose sur la capacité des soins en psychiatrie à améliorer la vie des individus.

Claire : Moi je voulais ajouter que faut quand même se rappeler que la question de la critique du soin en lui-même psychiatrique, ça peut même aller jusqu’à il faudrait arrêter les soins en psychiatrie, ils sont injustifiables, etc., elle s’accompagne quand même d’un double discours qui est celui de “il faut enfermer les fous, les fous sont dangereux”… En fait on reçoit nous cette double injonction de vous faites du travail qui sert à rien, qui fait du mal à la population, et en même temps à chaque fait divers il y a une espèce d’emballement comme ça qui vient nous ramener à, ah bah non en fait tous les malades psychiatriques il faudrait absolument les contenir dans des enceintes closes, parce qu’ils peuvent pas vivre en société ! Donc il faut aussi quand même se positionner un peu par rapport à ça, et je pense qu’il faut un petit peu quand même dépasser aussi ces questions. Comme toujours la question du est-ce que le soin psychiatrique il est injustifiable, parce que c’est quand même ça la question derrière la violence, c’est est-ce que le soin en soi a une justification ? Et ça repose sur derrière le fait, est-ce que les troubles psychiques existent, cette question toujours du normal et du pathologique, et le fait qu’on puisse faire du soin psychiatrique, utiliser les traitements, qui sont parfois effectivement des traitements qui peuvent interroger parce que c’est des traitements d’exception, ça reste des traitements du coup qui sont pas utilisés de façon banale, interrogent à la fois les malades, à la fois les familles, à la fois la société… Et donc comme il y a l’idée que peut être la maladie elle a pas vraiment de sens ou c’est, encore une fois, pas vraiment une maladie, derrière cette question est-ce que bah la mise en œuvre de tous ces soins elle est vraiment nécessaire, elle est vraiment justifiée, etc. Et la deuxième chose je pense c’est la question de soins sans consentement, qui aussi interroge le public et les malades, et dans cette question en fait c (« est que le soin sans consentement, il y a une législation, c’est pas du tout une décision arbitraire d’un médecin qui décide de faire hospitaliser un patient parce que ça lui fait plaisir, et c’est pas vraiment un soin sans consentement, c’est vraiment un soin parce que le malade ne peut pas réaliser un consentement, en réalité, ça, je pense que c’est une nuance qui est assez importante en réalité, c’est pas le patient ne donne pas son consentement, c’est le patient n’est pas en état de donner son consentement à un soin. Et ça, ça fait en réalité toute la différence. Et enfin peut être pour rebondir sur cette question du normal et du pathologique, on peut tout à fait comme on l’a dit plus tôt critiquer l’existence des nosographies, la façon dont elles ont été construites, qu’est-ce qu’elles veulent dire aujourd’hui, est-ce qu’elles mériteraient d’être évolutives à nouveau. Mais il y a un critère qui est nécessaire et qui est évalué de façon systématique, et qui est souvent l’une des principales plaintes des patients, c’est le fait qu’ils n’arrivent plus à fonctionner de façon cohérente, en tout cas ils ne sont plus eux-mêmes, ils ne peuvent plus réaliser leurs activités, et ça, c’est toujours évalué par les médecins et c’est toujours ça qui prime pour savoir quand on est dans le rétablissement. Je pense qu’il y a un fantasme aussi qui persiste sur la façon dont se feraient les soins en psychiatrie c’est une idée peut être que le médecin chercherait à jouer avec son malade, alors qu’en fait l’objectif principal c’est la réinsertion d’un patient là où lui a envie d’être, là où lui se sent bien, et c’est un petit peu ça aussi la définition de la santé mentale, c’est là où moi je me sens bien, quel est mon état où j’ai envie d’être ? Et c’est ça qui reste le but du soin en psychiatrie.

Héloïse : Alors je voulais rebondir un peu justement sur ce que tu disais Claire, alors un petit peu avant justement la notion des nosographies. Qu’est-ce que c’est que la santé mentale et qu’est-ce qui crée justement chez les patients l’impression que les troubles psychiques n’existent pas ? Ou en tout cas ne pourraient pas exister d’une manière ou d’une autre. Je pense qu’il faut revenir sur un choix qui a été fait en France que les psychiatres ne soient plus des neuropsychiatres. Et donc là où dans d’autres pays finalement neurologie et psychiatrie sont encore très très intriquées, en France les neurologues ont vraiment leur champ d’action, et les psychiatres ont leur champ d’action, et on n’est plus à être des neuropsychiatres et ça c’est quand même important de le dire en France parce que ça a un vrai impact sur la manière dont on fait les soins et dont on travaille. Mais ce qui est intéressant là-dedans c’est que finalement la neurologie et la psychiatrie sont quand même très proches, on s’occupe du cerveau, de manière différente. Les neurologues vont s’occuper de l’organe en tant que tel, ce qui va se passer au niveau de l’organe comme un chirurgien digestif s’occuperait de tout ce qui est digestif, etc. Du coup ils vont s’occuper de l’organe, de certaines manifestations de l’organe, mais toutes les manifestations comportementales ça c’est les psychiatres qui les gèrent. Et moi je pense que finalement ce sentiment d’étrangeté vient aussi de là, c’est comment quelque chose peut exister si finalement c’est simplement des manifestations comportementales, et que ces manifestations c’est aussi peut être extrêmement angoissant pour beaucoup de personnes de se dire qu’à un moment donné on pourrait peut être ne plus contrôler ses comportements et qu’on pourrait se retrouver pris dans quelque chose où on n’a plus de lien avec la raison, ou il y a quelque chose qui nous échappe. Et finalement moi ce que j’observe chez beaucoup beaucoup de patients dans la volonté de mettre à distance les troubles psychiques et toute la psychiatrie de manière générale, et de catégoriser ça comme tu disais dans la question de il faut enfermer tous les fous, etc., c’est quand on parle de folie on dit aussi que ces gens ne sont pas vraiment humains, ils sont pas humains, ils sont fous, et dire qu’on n’est pas humain c’est aussi se rassurer et se dire si moi je suis humain et que l’autre n’est pas humain, bah du coup ça ne pourra pas m’arriver. Alors qu’on sait que les troubles psychiques, les troubles psychiatriques ça touche énormément de monde, que globalement il n’y a pas une famille qui peut se dire épargnée par les troubles psychiatriques et que tout ça, c’est extrêmement anxiogène et on peut voir à quel point pendant le covid énormément, énormément de personnes ne sont effondrées dans des troubles anxieux et des troubles dépressifs, il y a eu énormément quand même de décompensations de troubles psychiatriques, et des personnes qui ne pensaient pas que ça leur arriverait un jour. Et donc je pense que c’est aussi important d’avoir bien ça en tête, que ça peut toucher tout le monde, quand on prend par exemple les patientèles des médecins généralistes on estime à peu près qu’un médecin généraliste dans sa patientèle aura à peu près 50 % de ses patients qui seront touchés un jour ou l’autre par un trouble psychique, alors pas forcément sur un trouble chronique, on ne parle pas forcément quand on parle de trouble psychique, je pense que vous l’avez compris maintenant, on ne parle pas que de schizophrénie ou de trouble bipolaire, on est vraiment sur des champs beaucoup plus vastes, et donc c’est extrêmement important de pouvoir se rassurer aussi sur le fait, parce que justement il y a des psychiatres, il y a des psychologues, il y a des professionnels qui sont là, qui sont formés, et donc en fait aller voir un professionnel de santé mentale quand on commence à aller moins bien c’est aussi justement se prémunir de complications ultérieures et permettre aussi d’être pris en charge de la bonne manière.

Astrid : Euh effectivement les troubles psychiques, comme le dit Héloïse, ça se manifeste par des comportements, par des discours, par des modes de pensée, par des émotions qui dévient de la normale, mais vraiment au sens statistique du terme, à la fois au niveau populationnel, mais aussi au niveau de l’individu, c’est à dire que nous en tant que psychiatres on va considérer qu’un comportement est anormal pour une personne donnée, et on se construit une image de la personne en interrogeant d’autres personnes qui la connaissent bien, qui la connaissent de son état antérieur. Un psychiatre fonctionne jamais uniquement sur les dires de la personne, il faut qu’on arrive à avoir un peu, entre guillemets, le portrait-robot de la personne sur ce qu’elle était avant, sur ce que représente le trouble, pour arriver à se fixer des objectifs qui soient raisonnables. Dans un sens ou dans l’autre, c’est-à-dire que certains patients espèrent voir un psychiatre pour en sortir augmentés par rapport à leur niveau de base, le niveau émotionnel, comportemental, ça le dopage psychiatrique il existe pas encore ! Et on peut penser à tout. Et effectivement cette histoire de soins sans consentement, on pourrait aussi le voir de façon différente, on pourrait dire en fait c’est rassurant. C’est rassurant de savoir qu’il y a cette possibilité si un jour je suis pas en mesure de consentir et j’ai des comportements qui me portent préjudice, parce que dans le soin sans consentement, il faut argumenter face au juge que la personne représente un danger ou pour elle-même ou pour les autres, et qu’elle nécessite des soins immédiats, et qu’elle en peut pas donner son consentement, donc c’est ce trépied-là. Moi je trouve ça plutôt rassurant à mon niveau individuel de me dire si un jour je vais mal au point où je puisse perdre le contrôle de mes comportements et de mes émotions, à faire du mal aux autres ou à me faire du mal à moi-même, que la société ait mis en place des structures qui soient suffisamment solidaires pour prendre soin de moi. Et pas que ça se termine en fait par de la prison ! Parce qu’en réalité si des individus qui dans certains moments peuvent s’en prendre à eux-mêmes, ça ferait quoi, des taux de suicide qui exploseraient ! ou s’en prendre aux autres, et qu’il y a pas cette possibilité justement de lecture médicale et de lecture soignante de ce type de comportement, alors on arrive soit sur bah de la prison, soit sur un mode de responsabilisation de l’individu qui nécessaire conduit à du suicide, en fait, ça, c’est un des poncifs de la sociologie, quand on reporte tout sur la responsabilité individuelle, ça écrase la personne. Donc le fait qu’il y ait des soins qui soient possibles dans cette situation là, quand on n’est pas capables de consentir, et cette nuance apportée par Claire elle est extrêmement importante, en fait, c’est quelque chose qui doit rassurer, se dire on fait suffisamment attention les uns aux autres dans cette société pour se protéger de comportements qui portent préjudice à la personne elle-même.

Mickael : On a parfois l’impression que finalement tout est rapporté à la santé mentale, la consommation d’écran, le fait de faire un régime, le fait d’être un peu impulsif par moment… À partir de quand on peut dire que quelque chose est normal, que quelque chose est pathologique ? Vous avez déjà touché du doigt un peu cette distinction tout à l’heure. Et dans la même ligne, est-ce que justement les diagnostics en psychiatrie aujourd’hui sont un peu gravés dans le marbre ou est-ce qu’il y a toujours une évolution permanente ?

Astrid : Sur la question des classifications médicales, en fait elles ne sont jamais gravées dans le marbre, pour aucune maladie quel que soit le domaine médical, c’est des discussions… Prenons le cas de l’hypertension, les normes de l’hypertension changent tous les dix ans : pour les maladies, le DSM est révisé régulièrement. Après il y a des débats sur l’ampleur des modifications, etc., mais ça fait partie du processus historique de la construction de la médecine de se remettre en cause en permanence, et c’est en ça que c’est une démarche scientifique, et de réviser en permanence ces classifications, pas seulement dans le but d’avoir, de produire une connaissance, mais dans le but d’améliorer la vie des gens, parce qu’en général quand on révise ces classifications c’est parce qu’on se rend compte qu’en changeant la description de la maladie on va améliorer le pronostic des gens. Typiquement pour prendre un exemple de cardiologie, ils se sont rendu compte que si on prévenait l’hypertension à partir d’un certain niveau de pression artérielle, ça évitait de faire des infarctus, des AVC au bout de 20 ans ! Et donc nous en psychiatrie ce qu’on essaie de faire aussi c’est de se dire bah, on va essayer de trouver des définitions, des entités nosographiques, ce n’est pas qu’on invente des maladies, mais c’est qu’on ajuste nos critères diagnostics pour essayer d’améliorer un pronostic immédiat, mais aussi à dix, vingt ans. Donc on ne peut pas à chaque fois qu’on définit une nouvelle catégorie nosographique dire les médecins inventent encore des maladies, etc., on n’invente pas des maladies, en fait on améliore notre compréhension des troubles et surtout on essaie d’améliorer la prise en charge des gens pour améliorer leur espérance de vie et surtout leur qualité de vie. Alors le normal et le pathologique, alors surtout on est en France ici donc évidemment on est tous canguilhemiens sans le savoir, donc c’est, il a écrit ce livre Le normal et le pathologique justement, et c’ était un normalien, médecin, philosophe, qui travaillait sur cette frontière-là. Et en fait-il en fait une définition qui n’est euh, alors ça se débat, il y a des gens qui sont beaucoup plus spécialistes que moi là-dessus ! Mais ma compréhension de ce que j’en ai c’est qu’il dit au final l’individu est sa propre norme, et c (« est au moment où l’individu se sent empêché dans ce qu’il est que là il est dans le pathologique. Et justement ce que dit le DSM, qui a tous les défauts du monde comme toutes les classifications, mais justement elle prend en compte ce critère-là.

Astrid : pour qu’il y ait maladie, il faut soit qu’il y ait une souffrance clinique significative, c’est-à-dire que ça puisse être perçu par les autres ou revendiqué par la personne, et une rupture dans le fonctionnement, c’est-à-dire que vous pouvez avoir deux personnes qui présentent a priori les mêmes symptômes, et l’un ira s’en plaindre et demandera à ce qu’on l’aide, et l’autre non, et surtout l’un sera transformé par rapport à son état antérieur et l’autre sera comme ça de base, et fonctionnera plutôt bien. Voilà. Et donc c’est un peu les discours qu’il y a justement entre neurotypique ou autisme, et donc c’est un peu cette zone grise, nous en tant que psychiatre on a envie de dire bah tant que la personne n’est pas entravée dans sa vie par ses symptômes ça nous fait du travail en moins, quelque part, donc je pense que dans cette période-là on est plutôt justement à bien filtrer plutôt qu’à surmédicaliser, enfin cette crainte de la surmédicalisation à mon avis elle est complètement erronée du fait même du système de santé qui ne peut même pas absorber les gens qui en ont besoin ! Donc la surmédicalisation de la santé mentale en France à nos jours, non, ça c’est pas raisonnable de penser ça.

Héloïse : Moi je te rejoins complètement Astrid sur tout ce que tu viens de dire, et j’aimerais peut être faire un focus un petit peu au niveau individuel, c’est à dire que là nous en tant que médecin, en tant que psychiatre on comprend cette notion globale, la nosographie, mais souvent finalement ce qui pose question et ça rejoint ce que tu définissais par rapport à la norme d’une personne, entre le normal et le pathologique, c’est que finalement moi ce que j’entends beaucoup des personnes dans mon entourage de manière un peu plus globale c’est la peur que le psychiatre veuille mettre le patient dans une case, et je pense que c’est quelque chose de très important et je pense que tu as vraiment répondu à ça en distinguant la question du normal et du pathologique en fonction de la personne, et donc nous on est vraiment toujours, toujours très attentifs à ça et j’en parlais tout à l’heure en disant qu’on fait toujours très attention à l’environnement, à comment était la personne avant etc, on sait qu’il y a une évolutivité des troubles et donc qu’il y a aussi des commorbidité qui apparaissent, qu’un trouble dépressif peut finalement apparaitre comme une dépression sévère et finalement, quand on lève la dépression par des traitements, on voit que c’était secondaire à un trouble anxieux, et donc on est finalement très attentif au fait de ne pas graver dans le marbre un diagnostic à un temps précis, et moi en tant que pédo-psychiatre je suis d’autant plus attentive à ça que finalement dans l’enfance et dans l’adolescence on essaie de vraiment juste notifier des symp^tomes à un instant t, sachant qu’il y a une telle plasticité cérébrale dans l’enfance et dans l’adolescence que on fait extrêmement atytention au fait qu’on accompagne des symptômes et on pose un diagnostic à instant t dans l’idée d’accompagner ce qu’il se passe à ce moment là, pour permettre au patient d’en sortir, et justement dans quelque chose qui ne va pas rester du tout gravé dans le marbre et dans la durée. Si on prend l’exemple des troubles du neurodéveloppement, par exemple, et en particulier l’autisme qui a vraiment le vent en poupe actuellement parce que finalement beaucoup beaucoup de personnes se revendiquent autiste asperger et on voit une explosion finalement des demandes de diagnostic d’autisme, que ce soit chez les enfants en âge scolaire primaire, collège, lycée, en tout cas en tant que pédopsychiatre, c’est vrai qu’en France il y a beaucoup de plans autisme dont vraiment le but était de poser des diagnostics très précoces. Et donc quand on parle de l’évolutivité des troubles, finalement on sait que quand on a une prise en charge précoce de l’autisme, avec une prise en charge qui est adaptée, pluridisciplinaire, etc., finalement beaucoup de patients, une proportion, une certaine proportion vont pouvoir sortir de ces critères diagnostics, il persistera des symptômes autistiques, mais qui n’auront plus un impact fonctionnel dans le quotidien du patient suffisamment important pour qu’on puisse encore dire que ce diagnostic d’autisme est pertinent pour la personne.

Mickael : Tu viens d’aborder Héloïse justement le fait que certaines personnes puissent être diagnostiquées à un instant t et puis sortir de ce diagnostic peut être quelques mois ou quelques années plus tard. Justement est-ce que sur les différents âges de la vie, du stade de nourrisson, l’enfance, la petite enfance puis l’adolescence jusqu’à l’âge adulte, et finalement le grand âge, est-ce qu’on a des troubles qui sont sensiblement les mêmes ou est-ce qu’on a des différences qui sont marquées entre les différents groupes ?

Héloïse : Alors oui c’est une question en effet qui est extrêmement importante, parce que même si ça parait évident on sait qu’un nourrisson n’est pas la même chose qu’un enfant de six ans, qu’un ado de quinze, qu’un adulte de vingt-cinq ou qu’une personne de cinquante, une personne âgée de soixante-dix, ça parait évident, mais dans la question justement des comportements on peut avoir tendance à ne pas se rendre compte de l’importance des différences du coup entre ces différentes tranches d’âge, et en particulier du coup en psychiatrie, ou, et dans les troubles psychiques, ou finalement les critères diagnostic pour des pathologies équivalentes ne seront pas les mêmes. Et si on prend un exemple qui est quand même extrêmement important, surtout en ce moment où on voit une exposition des consultations pour troubles dépressifs ou idéations suicidaires chez les adolescents depuis le covid, par exemple le symptôme cardinal du diagnostic de la dépression chez l’adulte c’est finalement une tristesse de l’humeur, là où chez l’adolescent, les adolescents sont rarement tristes, mais ils seront surtout extrêmement irritables, mais alors à distinguer de l’irritabilité de l’ado qui réagit un peu fortement à tout ce que disent ses parents, mais une irritabilité dans tous les domaines de la vie et qui est en rupture finalement avec l’état antérieur des ados qui eux-mêmes se décrivent très irritables avec une impossibilité même de se sentir calme et dans une réaction appropriée avec leurs amis les plus proches, et donc on voit bien que si on recherche une tristesse chez un adolescent pour poser un diagnostic de dépression, et bien très souvent les adolescents ne se décriront pas tristes, alors que si on recherche une irritabilité, mais vraiment au sens symptomatique du terme, du symptôme de la dépression, là on aura vraiment quelque chose. Des exemples comme ça on pourrait en décrire plein, mais on va pas, l’idée c’est pas non plus de décrire toutes les pathologies psychiatriques aujourd’hui, mais en fait ça vient aussi de quelque chose qui est extrêmement important c’est que, en fait on oublie et même on ne sait pas du tout comment se développe le cerveau, évidemment on ne va pas attendre la même chose d’un enfant de deux ans, d’un enfant de six et d’un ado de quinze, mais aussi parce que finalement il y a des fonctions cérébrales qui arrivent au fur et à mesure. Un exemple qui est quand même très important pour décrire ça, c’est la manière dont le cerveau va maturer en fait pendant la puberté. Et donc on sait bien, les ados pendant la puberté, c’est toutes les hormones, ils veulent sortir, ils envoient leurs parents dans les cordes, ils sont, voilà, c’est la crise d’adolescence, quoi comme on la décrit. Mais finalement qu’est-ce que ça implique ça d’un point de vue neurologique, et d’un point de vue physiologique, et bien en fait c’est que au moment de la puberté, il y a une puberté qu’on connaît très bien, avec la maturation des organes sexuels, etc., mais il y a aussi une puberté neurologique avec une maturation cérébrale, qui se fait très schématiquement de la zone la plus postérieure du cerveau, donc située à la base du cerveau jusqu’à la région frontale, et finalement la région frontale qui est quand même une zone extrêmement importante, c’est la dernière chose qu’on a acquise quand même dans l’évolution avec le cortex préfrontal, qui nous permet quand même aussi simplement que d’avoir des capacités d’inhibition donc un peu de filtrer nos comportements. Ce qu’on reproche souvent à des adolescents dans des moments de conflit en disant non, mais vraiment arrête toi, c’est pas moi qui vais m’arrêter, on voit que quand on n’est pas encore totalement outillé au niveau cérébral pour être inhibé au niveau des comportements bah du coup c’est compliqué, avec du coup des ados qui ont des espèces de poussées et du coup une atteinte particulière au niveau du circuit dopaminergique qui est la recherche de plaisir et du coup une augmentation importante de la dopamine et de la volonté de recherche de plaisir, sans capacité d’inhibition parce qu’on n’a pas encore cette zone au niveau du cortex préfrontal qui nous permet d’inhiber, bah on voit bien en fait ces adolescents qui vont rechercher des nouvelles expériences, etc. Moi je reçois des ados du coup en consultation avec leurs parents, bah je leur explique toujours la même chose c’est que cette dernière partie, le cortex préfrontal, elle est mature à 25 ans, et donc on ne peut pas attendre d’un ado de 15 ans qu’il ait les capacités d’inhibition d’un adulte de trente, parce que tout simplement il n’a pas les outils neurologiques pour et que ces capacités d’inhibition du cortex préfrontal qui permettent vraiment de dire j’ai une émotion forte, mais je ne peux pas me mettre à hurler sur les gens et à les insulter, bah en fait c’est quelque chose qui n’est pas forcément possible chez les adolescents. Et quand on voit qu’en plus il y a certains adolescents qui de manière antérieure à l’adolescence avaient des difficultés au niveau des émotions, de la régulation des émotions avec des émotions beaucoup plus fortes que la moyenne, on va voir à quel point l’arrivée de l’adolescence va venir augmenter ces comportements et amener des choses qui sont compliquées et qui par moment peuvent même nécessiter l’intervention d’un psychologue ou d’un psychiatre pour aider à réguler les comportements, évidemment ne feront pas le travail du cerveau, mais pourront aider quand même à prendre du recul sur ce qu’il se passe et à travailler sur toutes ces émotions.

Astrid : Oui alors ce qui est aussi très important de se dire c’est que évidemment hein tous nos comportements sont pas juste liés, et je pense que ce qu’on évoqué jusque là dans cette discussion le montre bien, mais je le précise quand même, tous nos comportements et à l’adolescence qui est quand même une période très particulière, très marquée par des comportements qui sortent un petit peu de la norme qu’on vit dans d’autres âges de la vie, évidemment que tout n’est pas biochimique, tout n’est pas neurologique, tout n’est pas basé sur des circuits dopaminergiques, etc., et que ce qui nous permet aussi de participer à la maturation de ce cortex préfrontal, à la régulation des comportements, c’est la manière dont les parents vont se mobiliser, dans l’éducation, dans le fait de nommer les émotions, dans le fait d’aider leur enfant à les reconnaître, à les nommer et donc à les réguler, et que finalement c’est comme on le dit très souvent en médecine, tout ça, c’est plurifactoriel, il y a des facteurs d’environnement, il y a des facteurs individuels et il y a des facteurs sociaux.

Mickael : Et pour vous trois qui êtes médecins et chercheuses, c’est quoi être médecin et chercheur en psychiatrie au 21e siècle ?

Claire : Bah déjà pour commencer moi j’ai choisi la psychiatrie parce que c’était la spécialité où chaque patient allait amener une histoire différente, et en fait dans chaque consultation il y avait une histoire, un vécu, et c’était jamais répétitif, et j’avais un peu, alors c’était un sentiment biaisé, mais j’avais l’impression que quand on était cardiologue les histoires d’HTA c’était toujours une histoire d’HTA, ou d’autres, j’ai rien contre les cardiologues, c’est eux que je cite en l’occurrence ! Mais en tout cas il y avait cette question du vécu, et je pense qu’on en a pas mal parlé notamment sur la définition du normal et du pathologique, et je pense que la plupart des psychiatres vivent un peu ça comme moi. Quand on soigne quelqu’un on essaie de l’amener là où lui en fait se sent bien, et même si c’est une critique qui est souvent faite à la psychiatrie, mais vous êtes là avec vos petites cases à remplir votre DSM et tout, en fait je, et en particulier moi qui suis aussi neuroscientifique, c’est un peu une case dans laquelle on essaie de me mettre, tu es neuroscientifique, tu fais ton DSM… Et je crois que c’est un peu réduire les neuroscientifiques, justement, c’est continuer à opposer une vision qui serait d’un côté les psychothérapeutes qui seraient les tenants du vécu, de la subjectivité, et les neuroscientifiques, les psychiatres, les médecins qui seraient des espèces de robots qui rempliraient des cases. Et je suis pas d’accord avec cette vision-là, et je pense que la vision que portent la plupart de mes collègues, ceux avec qui j’en parle, c’est une vision où justement on essaie de se rapprocher au plus près du vécu subjectif des patients, et c’est justement ce qui porte la plupart des études, y compris des études de neuroscience que moi j’essaie de conduire, où en fait-on essaie au maximum maintenant de développer des prédictions d’efficacité thérapeutique qui soient au plus proche des symptômes cliniques, en fait, pour pouvoir se dire OK bah en fait j’ai un patient qui présente tel type de symptôme, quelle est la molécule que je vais pouvoir lui proposer, moi je travaille surtout avec les médicaments, peut être, il y a des études qui portent aussi sur les psychothérapies peut être que mes collègues pourront en parler, mais en tout cas j’ai pas la réponse, mais aujourd’hui il y a beaucoup beaucoup d’études qui vont dans ce sens-là, essayer d’aller au plus près de l’expérience subjective du patient, et je pense que ça c’est ce qui est le plus porteur de sens pour les patients et pour nous aussi les médecins, et c’est vers ça qu’il faut qu’on puisse aller, qu’on puisse investir nos ressources humaines, financières, et avec bien sûr les malades qui doivent nous, qui doivent, qui peuvent et qui doivent nous donner leur vécu et être avec nous pour co-construire cette recherche et cette clinique.

Héloïse : Alors moi j’ai choisi d’être psychiatre avant d’être pédopsychiatre, j’ai été un peu pédopsychiatre sur le tard, sur la toute fin de mon internat, et finalement j’ai choisi la pédopsychiatrie parce que je voulais vraiment, et ça je pense qu’on est beaucoup à se rejoindre là-dessus, à avoir vraiment cette expérience vécue individuelle et que finalement une dépression chez un patient A, c’et pas du tout la même chose qu’une dépression chez un patient B parce qu’ils ont chacun leur histoire, ils ont chacun leur vie, ils ont chacun leur envie et c’est ça qui rend notre travail exceptionnel parce qu’on est enrichi tous les jours par ce que vivent nos patients, et qu’on est vraiment en plus dans une coconstruction du soin. Et ça c’est absolument indispensable et je pense que c’est la deuxième partie de ce qui m’a fait choisir cette spécialité qui est qu’on n’est pas du tout, en psychiatrie en tout cas on essaie de ne pas l’être, dans quelque chose de paternaliste du tout, et plutôt dans quelque chose où on se met au niveau du malade, c’est-à-dire que nous on amène quelque chose au malade, mais parce que lui nous fait confiance en nous dévoilant ce qu’il ressent, ce qu’il vit, ce qu’il perçoit, ce qu’il pense, et que ça, c’est absolument incroyable, et que c’est une discipline extrêmement clinique au sens le plus pur qui soit, c’est que si on ne va pas interroger le patient sur quelque chose de donné, on n’a pas de moyen autre de récupérer l’information, c’est à dire qu’aujourd’hui on n’a pas de marqueur biologique, on n’a pas de marqueur d’imagerie, on n’a pas du tout toutes ces choses-là, on ne peut pas faire un examen clinique avec un stéthoscope pour aller retrouver tous les symptômes, ou je trouve qu’aujourd’hui beaucoup beaucoup de spécialités médicales ont perdu cette clinique et se rattachent à faire l’examen et je vais bien voir, s’il y a un syndrome inflammatoire par exemple, je vais bien voir s’il y a quelque chose au niveau du cerveau en faisant une imagerie, je vais bien aller chercher tout ça, et où nous finalement c’est vraiment notre entretien, nos capacités d’entretien et de connaitre ce que peut vivre le patient qui va nous faire nous enrichir chaque jour et devenir un meilleur clinicien. Et donc la pédopsychiatrie sur le tard parce que finalement je trouve le travail avec les familles absolument incroyable, en accompagnant des familles on permet dans une situation donnée, alors que ce soit un adolescent ou plus petit, moi je travaille principalement avec des adolescents, d’accompagner un adolescent dans un moment compliqué, d’accompagner une famille dans un moment compliqué, et les adolescents ont cette capacité à aller amener finalement la famille à se questionner sur sa propre histoire, du fait aussi de tout ce dont on a discuté tout à l’heure avec cette capacité d’inhibition pas totalement fignolée, etc., et quand on aide un adolescent à aller mieux et qu’on accompagne sa famille dans le fait aussi de l’aider à aller mieux, finalement on mobilise toute une famille et on permet à une famille entière de percevoir la santé mentale autrement, de percevoir les troubles psychiques autrement, et d’eux-mêmes se questionner sur ce qu’ils vivent parce qu’on sait aussi que beaucoup de la pédopsychiatrie, beaucoup des parents des enfants qu’on accompagne ont pu être touchés eux-mêmes de près ou de loin par des troubles psychiques, et du coup ça permet aussi de déstigmatiser en même temps les troubles psychiatriques aussi bien pour les ados que pour leur famille.

Astrid : Moi je pense que je suis venue à la psychiatrie parce que j’étais vraiment très sensible à la souffrance psychique et que je voyais qu’il y avait une immense asymétrie entre l’attention qu’on pouvait porter à la souffrance physique et celle accordée à la souffrance psychique, avec vraiment une hiérarchie de valeur, c’est à dire qu’on peut tout accorder à quelqu’un qui s’est cassé une jambe, on va lui porter ses courses, on va l’exempter de travailler, on va lui faire la vaisselle, on va même lui porter des attentions en plus de surcroît, et dans les troubles psychiques on va reprocher à la personne d’être dans cet état-là, essayer de le faire changer par la privation, par la punition, par le chantage affectif, donc c’est vraiment deux perceptions radicalement différentes de la souffrance dans notre société. Quand j’emploie le mot souffrance je suis pas du tout dans une démarche de victimisation ou de fausse compassion, ces choses-là, c’est vraiment je parle d’acmé douloureuse qui font que la personne en vient à se demander pourquoi elle est sur terre, quoi. Enfin ça c’est des choses qui m’interpellaient. Et puis dans la science moi je suis partie vers la santé publique et plus précisément vers comment on évalue les traitements, parce que là je réponds au naturel pragmatique et j’ai pas forcément besoin de comprendre pourquoi ça marche pour me servir des choses, j’ai seulement besoin de savoir que ça marche. Et donc ce que j’essaie de faire dans mes travaux c’est d’arriver à montrer que telle ou telle thérapeutique marche, je laisse aux collègues biologistes ou neuroscientifiques le temps d’expliquer pourquoi, mais en attendant je trouve qu’il y a urgence en santé publique en France à pouvoir utiliser des traitements même si on ne sait pas comment ils fonctionnent parce qu’il y a cet impératif de la souffrance à laquelle il faut répondre. Et donc je voulais pas être dans une temporalité scientifique trop longue qui est celle des sciences fondamentales, je voulais être dans une temporalité scientifique qui soit plus proche de celle du temps clinique, bien qu’elle soit quand même beaucoup plus longue, et par exemple, enfin là je pense que quelque chose, on ne se rend pas compte, mais qui a transformé notre discipline d’évaluation des thérapeutiques, c’est le covid. Là où il fallait mettre quatre, cinq ans pour qu’on fasse un essai clinique qui évalue l’efficacité d’un traitement, là on a dû faire ça en trois semaines. Et on a été capables de montrer qu’en trois semaines on savait mobiliser des forces scientifiques et cliniques pour montrer l’efficacité de telle, telle, telle molécule dans un traitement, ce qui est quand même, je pense, incroyable, on ne se rend pas compte de la prouesse que c’est, mais vraiment, scientifiquement, cliniquement, en termes de recrutement des patients, de mobilisation des ressources on a quand même accompli quelque chose de très important avec le covid, quand on a testé les molécules dès le mois de mars avril 2020 jusqu’à la mise sur le marché d’un vaccin avec un bon niveau de preuve sur l’efficacité et la tolérance immédiate, évidemment on n’a pas un recul de dix ans, mais globalement on est quand même sur des technologies assez sûres, ça demande, ça demandait un effort colossal que nos sociétés ont été capables de produire, et qui évidemment peuvent paraître beaucoup trop longues sur les temps de confinement vécus, mais en réalité on est quand même sortis du dur de la crise assez rapidement. Voilà, et ça c’est quelque chose qui me stimule moi dans ma discipline et j’aimerais qu’en psychiatrie on puisse aussi avoir des essais cliniques aussi bien conduits, aussi efficaces, menés aussi rapidement parce qu’encore une fois c’est 20 % de la population mondiale donc c’est quand même des enjeux de santé publique, des enjeux économiques, des enjeux sociaux et politiques qui sont majeurs, et pour laquelle il y a des moyens, mais qui ne sont pas proportionnels en fait, et je me dis que dans les années à venir j’aurai peut être la chance de voir la discipline se transformer radicalement d’un point de vue clinique et pourquoi pas d’un point de vue de sciences fondamentales aussi, même si ça, on sait que ça met forcément plus de temps de décortiquer des mécanismes fins sur des organes, enfin sur un organe, le cerveau qui est particulièrement difficile à investiguer ! Je veux dire on peut faire un prélèvement de peau sans aucun problème, donc pour le coup les dermatologues ils ont vraiment accès à l’organe de façon assez simple, on est incapables de faire un prélèvement de cerveau ! Un cerveau sur un cadavre il faut l’étudier dans les deux heures sinon ça fond ! Donc il y a vraiment des problèmes techniques en neuroscience qui sont d’un autre ordre, que ma collègue a pas soulignés parce que voilà, pour elle c’est évident, mais pour que les auditeurs se rendent bien compte du niveau de difficulté dans laquelle on est quand on veut étudier le cerveau. Moi j’avais pas cette patience, du coup j’ai fait des sciences cliniques.

Mickael : Merci à toutes les trois d’avoir participé à cette émission et de cet échange très riche et intéressant. Donc on recommande à nouveau la lecture de cet ouvrage, En finir avec les idées fausses sur la psychiatrie et la santé mentale, qui liste 70 idées reçues sur la santé mentale et la psychiatrie et qui les déconstruit avec le travail de 19 auteur(e)s et d’Astrid Chevance. Merci !

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