Les fous sont dans la rue : quid de la stigmatisation ?

Les personnes souffrant de maladies mentales sont souvent stigmatisées : elles sont au cœur de nombreux stéréotypes et croyances négatives qui peuvent conduire à une différence de traitement. La méconnaissance des troubles mentaux, leur représentation médiatique et cinématographique, ainsi que le tabou pesant encore aujourd’hui sur ces maladies freinent l’évolution des mentalités.

De quoi parle-t-on ?

La stigmatisation correspond au fait que des groupes d’individus font l’objet d’attitudes négatives et de préjugés péjoratifs en raison d’une de leurs caractéristiques montrée du doigt. On peut parler de l’orientation sexuelle, du handicap, du statut socio-économique, de la couleur de la peau, etc. Stigmatiser peut être volontaire ou non : certains biais de raisonnements sont communs à tous les êtres humains en raison de leur rôle d’économie des ressources mentales.

Tout le monde est concerné et stigmatise dans une certaine mesure mais on peut travailler sur ses schémas de pensée. Les institutions, les médias, les responsables politiques et leaders communautaires, l’histoire personnelle, les croyances ancrées dans la société font partie des facteurs pouvant contribuer à l’émergence et à la persistance du stigmate qu’un groupe d’individu peut subir.

En raison des conséquences sociales, sanitaires, professionnelles, financières, relationnelles importantes de la stigmatisation sur un groupe de personnes, il est important de travailler à la prévention et à l’élimination de ces attitudes délétères.

Un concept proche : la discrimination

En lisant ces quelques lignes, vous vous demanderez peut-être pourquoi nous utilisons le mot « stigmatisation » au lieu de parler de discriminations. En fait, stigmatisation et discriminations sont deux réalités complémentaires qui se chevauchent partiellement, mais pas entièrement.

La stigmatisation correspond au registre des attitudes et des croyances qui peuvent se manifester de manière inconsciente et automatique, tandis que la discrimination entre dans le champ de l’action : discriminer, c’est agir contre un groupe de personnes de manière concrète et surtout intentionnelle. Cela peut se traduire par un refus d’embauche ou un accès inégal au logement. Les actes discriminatoires peuvent être le fait d’individus mais également, à plus large échelle, d’une institution ou d’un système entier (ségrégation, par exemple).

La stigmatisation au quotidien

La stigmatisation peut avoir plusieurs visages, mais le socle commun demeure le même. Voici quelques exemples de ce que les personnes avec une maladie mentale peuvent rencontrer au quotidien. Cela n’est pas sans conséquences pour les personnes qui en sont la cible.

  • Des attitudes et des comportements négatifs, tels que des insultes et moqueries, une attitude condescendante ou infantilisante, une volonté de marginaliser et de priver du pouvoir d’agir, ce qui peut les empêcher de se sentir intégrées et acceptées par la communauté conduisant à des sentiments de solitude ou de tristesse.
  • Des stéréotypes négatifs, comme des croyances infondées sur une prétendue incapacité à travailler ou à s’insérer dans la société et être autonome, ce qui peut les empêcher de réaliser leur potentiel et de contribuer pleinement à la société.
  • Des politiques et des pratiques discriminatoires, telles que des freins à l’emploi, au logement, à l’éducation, à la santé, à la citoyenneté, etc.
  • Des représentations biaisées et caricaturales dans les médias, les arts, la culture populaire ou les discours publics : utiliser le mot schizophrène pour parler d’ambivalence, par exemple.

Ces éléments s’accompagnent d’une baisse de l’estime et de la confiance en soi, avec le développement d’une image négative de sa personne. Ces conséquences psychologiques peuvent provoquer ou amplifier les troubles mentaux en raison du stress récurrent et des micro-agressions successives qu’elles subissent.

Malheureusement, la stigmatisation est contagieuse : être entouré de personnes aux attitudes stigmatisantes peut amplifier et conforter ses propres préjugés. Cela représente un frein majeur à la lutte contre la stigmatisation et la discrimination, en raison d’un biais de conformité. On a par exemple pu observer une augmentation de la stigmatisation et des discriminations envers les personnes de confession musulmane après les attentats islamistes ou envers les personnes d’apparence asiatique au début de la pandémie de COVID-19.

Quels biais contribuent à la stigmatisation ?

Comme nous l’avons déjà écrit dans un autre article, nous avons plusieurs systèmes de pensée : un système analytique qui prend du temps et de l’énergie et sert à réfléchir à des problèmes complexes, et un système beaucoup plus rapide qui sert à répondre presque automatiquement aux événements banals et habituels. Ce système rapide s’appuie sur plusieurs filtres intériorisés, que l’on appelle des biais de raisonnement, ou biais cognitifs. Parmi eux, on peut citer :

  • Le biais de confirmation : nous avons tendance à rechercher et à accepter plus facilement les informations allant dans le sens de nos croyances.
  • Le biais de disponibilité : nous sommes exposés plus ou moins fréquemment à certaines informations. Or la fréquence de celles-ci, quand elles sont négatives, peut amplifier les stéréotypes. En effet, une information fréquente sera plus facilement accessible en mémoire : ainsi l’association fréquente dans les médias de crimes avec un trouble mental augmente la perception des malades mentaux comme des criminels en puissance.
  • L’erreur fondamentale d’attribution : nous avons tendance à attribuer les comportements négatifs des autres à des facteurs individuels, comme leur personnalité, et à négliger l’impact des facteurs externes et contextuels.
  • Le biais d’homogénéité de l’exogroupe : nous avons tendance à percevoir les membres d’un groupe, considéré différent du nôtre, comme étant tous similaires, plutôt que de reconnaître leur diversité. Cela se traduit aussi par exemple par une meilleure reconnaissance du visage de personnes de notre âge ou de la même appartenance ethnique. Il va de pair avec l’effet de halo (contamination) : nous avons tendance à généraliser des caractéristiques négatives d’une personne à l’ensemble de son groupe, même si cette caractéristique est spécifique à cette personne.
  • Le biais d’autorité : la pénétration des stéréotypes négatifs au sein d’une communauté peut être amplifiée par le discours d’une personnalité influente, qui semble faire autorité dans son domaine et dont la voix est écoutée et respectée telle qu’un représentant politique ou une célébrité.

Nous sommes toutes et tous soumis à ces biais automatiques et profondément ancrés en nous. Cela dit, leur influence sur le comportement est variable d’une personne à l’autre, et d’un contexte à l’autre

Comment reconnaître ses pensées stigmatisantes ?

Comme nous l’avons dit, ces biais de raisonnement sont automatiques et universels. Nous pouvons donc stigmatiser un groupe d’individus sans nous en rendre compte. On peut cela dit travailler au repérage de ces mécanismes dans nos attitudes, nos croyances, nos discours. Voici quelques marques simples à détecter au quotidien.

  • On utilise des expressions offensantes pour décrire des groupes de personnes, sans se rendre compte de leur impact négatif : les fous sont dans la rue, selon le journal Marianne.
  • On fait des suppositions ou des généralisations négatives sur les personnes en fonction de leur appartenance à un groupe stigmatisé : les schizophrènes sont violents.
  • On minimise l’expérience des personnes stigmatisées, en les considérant comme étant « trop sensibles » ou « exagérées » : la dépression est juste un manque de volonté, une faiblesse, voire une paresse revendiquée.
  • On reproduit des stéréotypes négatifs sur les personnes stigmatisées, sans remettre en question leur validité ou leur justesse : les travailleurs en situation de handicap psychique ne sont pas fiables, on ne peut pas leur confier un projet aussi important.
  • On néglige le poids des facteurs socio-environnementaux, en attribuant les difficultés rencontrées aux individus eux-mêmes : les malades mentaux ne veulent pas travailler, ça se voit, ils ont un taux de chômage doublé par rapport à la population générale.
  • On ne reconnaît pas ses propres privilèges, en niant l’impact de ses actions ou de ses comportements sur les autres : ça va, il ne va pas mourir si je le qualifie de cinglé, après tout c’est vrai, c’est un malade mental.

Essayez de repérer ces quelques éléments au quotidien pour réfléchir à vos attitudes et vos comportements envers des personnes que vous considérez fondamentalement différentes de vous. Cela vous permettra aussi de comprendre comment vous pouvez contribuer à la prévention et à la diminution de la stigmatisation.

Que faire face à des propos stigmatisants ?

Il peut être difficile de contenir sa colère ou sa déception face à des propos stigmatisant ostensiblement un groupe d’individus tenus par une personne dans notre entourage. Qui n’a jamais connu un repas de fête de famille avec le fameux « oncle raciste » ? Voici quelques clés pour répondre plutôt que réagir ou fuir.

  • Écoutez activement pour essayer de comprendre les raisons pour lesquelles cette personne se comporte ainsi, sans juger ses préoccupations et ses expériences même si elles vous semblent aberrantes. Montrez toujours que vous cherchez comprendre et dialoguer, sinon vous risquez de braquer la personne et de la radicaliser dans ses positions.
  • Essayez de vous mettre à la place de la personne pour comprendre comment elle se sent et pourquoi. Donnez un exemple de sujet sur lequel vous avez vous-même changé d’avis, ce que cela vous a apporté mais aussi à quel point vous comprenez que cela est difficile de remettre en question ses croyances et attitudes (biais de statu quo).
  • Donnez des éléments concrets sur les conséquences de la stigmatisation, par exemple en parlant d’événements que vous avez connus ou dont vous êtes au courant. Mettez l’accent sur l’impact que cela peut avoir bien au-delà de l’individu victime de la stigmatisation.
  • Offrez des alternatives, car il est difficile de demander à quelqu’un qui n’en a pas le souhait de changer sans lui proposer d’autres options. Par exemple, au lieu de dire « c’est un truc de malade (mental) », proposer de dire « c’est incroyable ».
  • Faites preuve de patience, car une personne ne changera pas du jour au lendemain ses croyances et attitudes. Il faut du temps et des efforts pour cela. Vouloir brusquer une personne dans ce processus risque de la mettre dans une opposition liée au fait que ce changement lui semble imposé par autrui plutôt qu’issu de sa propre volonté d’évoluer.

On ne peut pas forcer une personne à changer mais on peut y contribuer, étape par étape, sans empressement. Il ne s’agit pas non plus d’une obligation : tout le monde n’a pas l’envie ni l’énergie de mener de front ce combat face à des personnes parfois de mauvaise foi ou mal intentionnée. Il est nécessaire également de se préserver.

Et à plus large échelle ?

Il n’y a malheureusement pas de solution miracle pour lutter contre la stigmatisation, car chaque groupe stigmatisé et stigmatisant peut nécessiter une approche différente. Quelques exemples classiques reviennent fréquemment dans les discours.

  • Mener des actions de sensibilisation sur les causes et les effets de la stigmatisation peut être efficaces.
  • Favoriser le contact entre le grand public et les individus stigmatisés à l’occasion d’événements peut aider à réduire les attitudes négatives en construisant des relations positives et réalistes, plutôt que fondée sur des croyances.
  • Éduquer à la santé contribue à réduire la stigmatisation des personnes souffrant d’une maladie mentale, en renforçant les connaissances et la compréhension de ces troubles, leurs manifestations réelles, et les possibilités de rétablissement.
  • Légiférer pour condamner fermement les attitudes stigmatisantes et discriminatoires afin de dissuader à les perpétuer.
  • Former à la diversité peut aider à sensibiliser le public aux préjugés et aux stéréotypes sur les groupes considérés comme « différents ».

Ces initiatives peuvent contribuer à lutter contre la stigmatisation, mais elles doivent être adaptées aux besoins spécifiques de chaque groupe stigmatisé. Il est important de continuer à travailler sur ces initiatives pour diminuer la stigmatisation et promouvoir l’inclusion et la diversité. Or, cela peut sembler un vœu pieux, car les projets de ce type et de cette ampleur se déroulent souvent sur une échelle temporelle supérieure à la durée de nos vies.

Aussi, des personnes seront toujours réfractaires au changement et difficiles à convaincre. Les méthodes classiques peuvent être complétées par diverses stratégies.

  • Continuer à diffuser sur le temps long des messages d’information factuels et réalistes sur la santé et la maladie mentales, en utilisant divers formats et canaux pour toucher un public plus large.
  • Adapter les messages pour qu’ils soient pertinents et attrayants pour les personnes que l’on souhaite rendre sensibles au sujet, tout en restant dans l’écoute sans jugement des raisons de leurs réticences.
  • Utiliser des témoignages de personnes ayant vécu des troubles psychiques peut être très puissant pour changer les attitudes et les perceptions grâce à un mécanisme d’identification mais aussi d’illustration. Nous parlions aussi des limites du témoignage dans un autre article.
  • Collaborer avec les médias et l’industrie cinématographique pour promouvoir une représentation réaliste et sensible de la maladie mentale, afin de combattre les stéréotypes artificiellement créés et entretenus.
  • Former les professionnels de santé, de l’éducation et des services sociaux pour traiter les problèmes de santé mentale avec empathie et compréhension, sans juger ni rejeter.
  • Organiser des événements et des activités qui ouvrent la discussion sur la santé mentale, en incitant des personnes avec des opinions différentes à participer activement, par exemple en utilisant des moyens détournés : par exemple, le festival Pop & Psy au Ground Control.
  • Encourager les personnes influentes à s’exprimer sur la santé mentale, afin de sensibiliser leurs auditeurs. Il s’agit ici d’utiliser des préoccupations communes pour établir une base de discussion sur le sujet.
  • Évaluer régulièrement l’efficacité des actions de « déstigmatisation » (un terme toujours à définir et à opérationnaliser) afin d’en tirer des leçons pour les améliorer et maximiser leur impact.

Changer l’opinion de personnes ayant des a priori forts et réfractaires au changement peut être difficile, mais ce n’est pas forcément impossible. Il est important de maintenir une attitude positive et de rester ouvert au dialogue, même si la personne semble réfractaire au changement.

Quelles sont les limites de la lutte contre la stigmatisation ?

La « déstigmatisation » (cf. le commentaire supra) est souvent un processus continu qui nécessite un engagement à long terme pour faire changer les mentalités et les comportements. La faire reposer sur des individus engagés peut les épuiser et les démotiver face à l’ampleur du travail et l’énergie qu’il demande de déployer. Bien qu’il s’agisse d’un engagement important, elle ne suffit pas, car cela ne résout pas les problèmes sous-jacents qui ont conduit à l’émergence des attitudes stigmatisantes. Par conséquent, d’autres efforts sont nécessaires, car certaines limites apparaissent en creusant.

  • La stigmatisation est souvent liée à des problèmes structurels et systémiques tels que les inégalités et ou encore la culture majoritaire. La « déstigmatisation » ne peut pas résoudre ces problèmes à elle seule : pour pouvoir fonctionner, les personnes avec un trouble de santé mentale doivent avoir accès aux soins nécessaires (désert médical, tarifs, délais…).
  • La « déstigmatisation » peut ne pas aborder les causes profondes de la stigmatisation, telles que les préjugés, les stéréotypes et les croyances erronées qui sont souvent ancrées dans la société et dans l’histoire depuis des siècles, voire des millénaires.
  • La « déstigmatisation » n’est pas suffisante pour garantir l’accès à des ressources et à des opportunités égales aux personnes stigmatisées. Les politiques et les pratiques discriminatoires doivent également être abordées pour garantir l’égalité des chances : l’accès aux études par exemple est un point important contribuant à une plus mauvaise insertion professionnelle des personnes avec un handicap psychique.
  • La « déstigmatisation » peut ne pas garantir que les personnes stigmatisées se sentent réellement incluses et respectées dans la société. C’est un projet global de société qui est à mener et qui n’est pas à la portée de groupes locaux éparpillés, avec peu de moyens et souvent peu ou pas coordonnés.
  • Le jargon utilisé dans le domaine de la santé mentale, y compris le mot stigmatisation, est très peu connu en dehors du milieu des personnes déjà sensibilisées, qui n’est pas la cible, sauf si l’on souhaite prêcher des convaincus.

Au-delà, concluons en citant l’exemple VIH/SIDA. Férocement stigmatisé il y a quelques décennies, le personnes vivant avec le VIH ou le SIDA ont pu bénéficier des avancées scientifiques et médicales dans le traitement de l’infection et la prévention de sa transmission. Ces évolutions ont permis de réduire la peur et la stigmatisation des personnes vivant avec le VIH ou le SIDA. Or, de ce côté, même si la recherche est active en psychiatrie, elle reste peu financée et peu d’innovations de rupture apparaissent. Il est donc essentiel de travailler sur des initiatives à large échelle, impliquant des acteurs de tous horizons, et sur le temps long qui visent à promouvoir l’égalité et l’inclusion. Rappelons qu’en 2023 les personnes vivant avec le VIH ou le SIDA restent encore fortement stigmatisées malgré des décennies d’action persistante et multimodale... Vers où et vers quoi s’orienter pour réduire les préjugés visiblement indéboulonnables ?

La prochaine fois que vous lirez « il faut lutter contre la stigmatisation », engagez le dialogue avec la personne qui écrit pour lui demander quelles sont les solutions qu’elle propose, les objectifs concrets, chiffrés, précis (et spécifique au groupe stigmatisé visé par l’action, car on ne peut pas décemment ambitionner d’agir à l’échelle globale avec une seule campagne) qu’elle poursuit, dans quelle échelle spatiotemporelle, leur caractère réalisable, acceptable et surtout réaliste