« Il y a une application pour ça » scandait Apple en 2010.
En 2023, c’est toujours le cas, et on pourrait même dire qu’il y a beaucoup (trop ?) d’applications pour ça. C’est particulièrement le cas d’applications mobiles se présentant comme des applications de santé mentale, c’est-à-dire comme un outil numérique disponible sur smartphone et/ou tablette, ayant pour but d’aider ses utilisateurs à gérer leur santé mentale : humeur, stress, anxiété, pathologies psychiatriques, …
Parmi leurs fonctionnalités, ces applications peuvent fournir des ressources informatives mais aussi des éléments d’intervention active visant à accomplir la mission qu’elles sont censées remplir : techniques de relaxation, outil de suivi, soutien entre pairs utilisateurs, techniques psychothérapeutiques, conseils d’hygiène de vie…
Bien que l’accessibilité soit souvent un avantage mis en avant par les créateurs d’applications pour promouvoir ce mode d’accompagnement, il est important de garder en tête que ces applications ne sont pas une solution universelle et ne conviennent pas à tous les profils d’utilisateurs. En aucun cas, elles ne devraient remplacer les soins prodigués par un professionnel, surtout pour les problèmes de santé mentale graves ou complexes qui requièrent une prise en charge médicale. Or, certaines entreprises du numérique, communiquent à mot couvert sur une prétendue suffisance de leur dispositif dans l’accompagnement de l’utilisateur.
Pourquoi utiliser une application de santé mentale ?
Les dispositifs numériques de santé mentale présentent un certain nombre d’avantages, que l’on peut énumérer ci-dessous :
- L’accessibilité et la flexibilité. En effet, les applications sont disponibles partout et tout le temps si tant est qu’on ait un appareil électronique compatible en état de fonctionnement.
- L’anonymat et la confidentialité (relative) des informations de santé entrées dans l’application peuvent séduire des personnes ayant du mal à franchir le cap de consulter un professionnel de santé mentale en face à face.
- Le coût, puisque beaucoup d’applications existent dans une version réduite gratuite. Cela dit, celles-ci nécessitent le paiement d’un abonnement pour bénéficier de toute l’étendue des services offerts par l’application.
- La reprise du pouvoir sur sa santé grâce à la mise à disposition d’outils d’auto-assistance pour prendre soin de sa santé mentale.
- Le renforcement de la motivation au changement dans les applications permettant de suivre ses progrès au fil du temps, avec parfois des systèmes de points et de badges (gamification) qui permettent de récompenser virtuellement les utilisateurs, quand ils y sont sensibles.
- La continuité de l’accompagnement entre les séances avec un professionnel, dans le cas d’une complémentarité effective entre les deux modalités.
Questionner l’utilisation des applications de santé mentale
Si le domaine de la santé est réglementé, le domaine des applications numériques s’en revendiquant ne l’est pas vraiment. Il est ainsi difficile de tracer la frontière entre des dispositifs de santé et des dispositifs bien-être. Cette confusion peut être délétère. En effet, la plupart des applications se disant de santé mentale, afin de miser sur la présence du mot « santé » dans leur classification, sont en réalité des applications bien-être, de wellness.
En somme, ce ne sont pas des applications avec une visée de prise en charge au sens médical et psychologique mais des applications qui peuvent être dans le cadre d’un développement personnel, voire du « loisir ». On peut tenter un parallèle avec des produits de parapharmacie se faisant passer pour des médicaments sur ordonnance – quoique les produits de parapharmacie, tout inoffensifs qu’ils paraissent, sont aussi pour la plupart très réglementés et scrutés de près. Plusieurs limites des applications mobiles de santé mentale sont importantes à connaitre :
- Faute d’évaluation clinique et de transparence sur la création des applications, celles-ci sont très inégales en termes de qualité de conception, de contenu et de sérieux. Beaucoup d’applications se crédibilisent en se disant fondées sur « la science » (que veut dire « la science » ?), alors qu’elles n’ont en réalité jamais été évaluées objectivement : l’inefficacité peut dans certains cas confiner au préjudice pour l’utilisateur.
- L’inefficacité intrinsèque d’une solution numérique peut elle-même aggraver l’état psychologique et émotionnel d’un utilisateur qui se sentirait en situation d’échec personnel.
- L’offre est en effet très fragmentée et de nombreuses applications existent pour la même problématique, il est parfois difficile de les distinguer et de savoir laquelle serait la plus adaptée, ce qui peut mener à un abandon pur et simple.
- L‘illusion du one size fits all : nous sommes tous différents, or une application est la plupart du temps un dispositif rigide proposant la même solution à tous les utilisateurs. Ce manque de flexibilité dans l’approche influence les éventuelles données d’efficacité en biaisant l’échantillon d’utilisateurs.
- La barrière linguistique et socio-culturelle est également un frein pouvant exclure certains groupes d’utilisateurs potentiels.
- Le tout numérique ne remplace pas une relation thérapeutique humaine et l’empathie d’un professionnel de santé mentale. L’alliance thérapeutique nécessaire à tout processus thérapeutique ne peut se manifester ici que par l’engagement de l’utilisateur avec l’application, or il ne s’agit pas de la même chose.
- Un engagement solide et régulier est extrêmement difficile à obtenir, ainsi l’utilisation réelle totale des applications mobiles de santé mentale avant leur abandon se compte en minutes.
- Il n’est pas toujours aisé de savoir à quoi servent les données collectées, comment et où elles sont hébergées et à quel point celles-ci sont accessibles par des tiers. Il faut souvent aller lire dans les petites lignes, et tout n’y est pas forcément indiqué.
- L’utilisation autonome et non encadrée par un professionnel peut mener à des autodiagnostics abusifs et une mauvaise compréhension de certaines informations, engendrant une sur-automédication ou des retards, voire refus, de soins professionnels adaptés.
- La substitution du suivi professionnel par un accompagnement virtuel est un des risques d’une santé numérique se voulant de plus en plus palliative plutôt que complémentaire.
- L’absence de communication des données de l’utilisateur avec son professionnel de santé peut également entrainer des dysfonctionnements voire des contradictions entre pratiques.
Attention : qu’est-ce qu’un utilisateur ?
Beaucoup d’applications revendiquent un nombre important d’utilisateurs. Mais de quoi parle-t-on ? Dans l’immense majorité des cas, lesdits utilisateurs sont en réalité le nombre de téléchargements de l’application, sachant qu’une personne peut télécharger plusieurs fois la même application, ou simplement la télécharger sans jamais l’utiliser. Il serait plus judicieux de parler en termes d’utilisateurs actifs : mais là encore, comment définir un actif ?
La communication autour de nombres importants d’utilisateurs sert notamment à crédibiliser l’utilisation de l’application par effet de masse. Le biais de conformisme tend à jouer en faveur de l’application et à susciter des envies : si autant de personnes l’utilisent, c’est que ça doit être bien !
Une étude de Baumel et coll. (2019) montre que l’utilisation d’une application de santé mentale chute de manière vertigineuse dès l’installation. Ces chercheurs ont montré que 96% des personnes ayant installé une application sur leur terminal mobile l’abandonnent en moins de deux semaines. En extrapolant sur ce dernier résultat, une entreprise revendiquant 100 « utilisateurs » n’en a en réalité plus que 4 quelques jours après installation. Par ailleurs, y compris dans ces deux premières semaines, l’utilisateur peut n’avoir utilisé l’application qu’une ou deux fois, et ce pendant simplement quelques secondes.
Il est important de garder à l’esprit cet élément quand un créateur d’application parle de chiffres : on peut leur faire dire ce que l’on veut. Demandez plutôt le nombre d’utilisateurs actifs en précisant les critères d’activité, le nombre d’utilisateurs abonnés à la version payante, la durée moyenne d’utilisation régulière, le nombre moyen d’utilisations par jour ou semaine, etc. Beaucoup d’indicateurs fournissent de précieuses informations pour évaluer l’engagement réel des personnes avec une application au-delà de son simple téléchargement. Faisons un autre parallèle : nous sommes tous inscrits à des dizaines, voire des centaines de newsletter, parce qu’on a coché une case un jour sur un site web. Pour autant, combien de ces mails ouvre-t-on vraiment avant de les supprimer ?
Quelle efficacité pour les applications de santé mentale ?
Les preuves de l’efficacité des applications de santé mentale ne sont pas consensuelles. En effet, une infime minorité d’applications a suivi un processus d’évaluation objective qui devrait pourtant être obligatoire pour se réclamer de la santé, domaine réglementé. Par ailleurs, selon les problématiques d’intérêt et l’approche adoptée, les applications peuvent présenter une plus ou moins grande pertinence a priori. Quelques éléments permettent cela dit de se faire une idée de l’efficacité potentielle et/ou du sérieux d’une application :
- L’utilisation d’approches thérapeutiques éprouvées telles que les techniques cognitivo-comportementales, bien qu’il ne suffise pas de dire utiliser ces techniques pour s’en servir correctement et dans le bon contexte… Un antibiotique est un médicament très efficace, mais sur une infection virale il ne vous sera d’aucune utilité.
- La présence d’un comité d’experts du sujet que l’application se propose de prendre en considération ainsi que des collaborations avec des structures publiques de santé et universitaires démontrant une volonté de se confronter à l’évaluation. Il faut cela dit que ces démarches aillent au-delà du simple affichage servant de caution.
- La disponibilité d’essais cliniques randomisés, considérés comme la norme d’excellence pour évaluer l’efficacité d’une intervention de santé. Si peu d’applications en disposent qu’elles les mettent souvent en avant. Cependant, il peut être pertinent d’y jeter un œil attentif car la communication autour des résultats de ladite étude perd souvent en véracité au filtre commercial. Des généralisations excessives, voire une déformation totale des résultats ou de leur interprétation, peuvent apparaître au fil de la communication. Sans compter l’absence totale de mention des limites inhérentes à l’étude…
- La disponibilité de revues systématiques et de méta-analyses, qui rassemblent et évaluent les résultats de plusieurs études pour tirer des conclusions générales sur l’efficacité des applications de santé mentale dans une indication particulière. Plusieurs revues systématiques et méta-analyses ont montré des résultats positifs pour certains domaines, mais leur ampleur peut énormément varier. Aussi, ces études ne donnent pas d’indication plus claires sur une application isolée mais donne un état des lieux général de l’existant.
En l’absence d’essai clinique, les créateurs d’application s’appuie souvent sur les retours qualitatifs d’utilisateurs faisant état d’amélioration de leur état. Or, ces témoignages proviennent d’un échantillon biaisé, non représentatif de l’échantillon de départ qui a installé l’application et dont on a perdu trace sans recueillir leur profil à des fins de comparaison. Aussi, ces témoignages sont décontextualisés et ne permettent souvent pas de savoir si seule l’application a été utilisée, ou si d’autres techniques ont été mises en place simultanément. Les facteurs concomitants et potentiellement confondants sont également négligés. De la même manière, une déclaration subjective est elle-même intrinsèquement biaisée. Enfin, les créateurs ne publient que des témoignages positifs et ne relaient pas les témoignages négatifs…
L’efficacité de ces applications est donc difficile à juger, et les messages commerciaux biaisés, au pire trompeurs, servent de miroir aux alouettes pour attirer de nouveaux clients à, rappelons-le, des entreprises le plus souvent privées et à but lucratif, fondée sur un modèle économique de rentabilité. Selon certaines estimations, moins de 5% des applications numériques de santé mentale sont créées par des institutions de santé.
Le défi de l’évaluation
On sait évaluer l’efficacité d’un médicament aujourd’hui. Il s’agit de protocoles strictement encadrés, qui sont relativement simples d’un point de vue méthodologique, puisque la prise du traitement que l’on teste est généralement univoque (même dose, même moment de prise, mêmes conditions, …), et les participants sont sélectionnés selon des critères stricts. Comment évaluer une application mobile aux multiples fonctionnalités, que l’on peut utiliser autant de fois qu’on le souhaite dans un temps imparti, de manière plus ou moins attentive et engagée, avec des risques d’incompréhension des informations données, … ? A cela s’ajoutent toutes les variables environnementales non-contrôlées susceptibles d’influencer les résultats.
Il apparait aujourd’hui urgent, plutôt que poursuivre la création effrénée de « nouvelles » applications plus ou moins identiques, de réfléchir à un mode d’évaluation objective fiable pour ces dispositifs et d’édicter des critères réglementaires permettant d’en sécuriser l’utilisation et promouvoir les solutions ayant fait leurs preuves cliniques.
Que faire ?
Si le domaine des produits de santé est réglementé, celui des applications se réclamant de la santé mentale ne l’est pas. Ainsi, face à l’hétérogénéité des dispositifs proposés, il est difficile de s’y retrouver. Les accompagnements numériques doivent être utilisés en complément d’une prise en charge professionnelle et non en remplacement de celle-ci. En effet, seul un contact humain avec un professionnel de santé est utile en premier lieu. En l’absence d’études cliniques bien conduites, il reste de la responsabilité du professionnel de santé de recommander des applications à ses patients s’il le souhaite. Cela dit, se pose la question des critères sur lesquels le professionnel se base pour choisir celle qu’il conseille.
L’innovation ne peut se passer de l’évaluation.